LES C.R.S.  d'ALGERIE


( de 1952  à  1954 )

Après la deuxième guerre mondiale s'ouvrit presque sans transition une nouvelle ère de luttes. Limitée cette fois aux confrontations entre nations et peuples colonisés, elle intéressa directement la France et son vaste empire colonial.

Cela commença en Indochine dès 1946, où se prolongea durant de nombreuses années une guerre pénible et meurtrière. La Tunisie et bientôt le Maroc s’engagèrent à la suite de l'Indochine dans le combat pour arracher leur indépendance.

La question alors posée était de savoir par quel pays se continuerait le mouvement. L'Algérie? On pouvait le redouter, car des indices de nationalisme y avait été décelés depuis bien longtemps déjà, avant l'entrée dans la lutte de l'Indochine, avant même la deuxième guerre mondiale.

En effet, les revendications nationalistes intervinrent dès la fin des années 1920. On les explique par le fait qu'après la première guerre mondiale, beaucoup d'autochtones d'Algérie, dont on se souvient qu'ils avaient été nombreux à servir dans l'armée française, étaient entrés en contact avec une humanité différente et des idées nouvelles en métropole où ils travaillaient dans les usines et sur les chantiers.

Quoiqu'il en soit, dès 1926 fût fondé en métropole "l'Etoile Nord Africaine", association qui déclarait avoir pour but la défense des intérêts matériels, moraux et sociaux des musulmans nord africains. On relève, avec intérêt que son fondateur EL HADJ ALI ABDELKADER appartenait au comité directeur du parti communiste français.

En 1927 la direction de cette association reprise par un homme qui symbolisera désormais le nationalisme algérien xénophobe et intransigeant. Dès cette époque il fixa les nouveaux objectifs de son mouvement : indépendance de l'Afrique du nord, retrait de l'Algérie des forces françaises, formation d'un mouvement algérien national et révolutionnaire. "L'Etoile Nord Africaine" après avoir été interdite, puis autorisée, à nouveau, fût finalement dissoute en 1937. Mais dès cette année là MESSALI HADJ avait fondé à PARIS le Parti du Peuple algérien (P.P.A.).

Son activité lui valait de faire de fréquents séjours en prison sans qu'il renonçât pour autant à ses idées et à la lutte pour les faire aboutir. Une condamnation à 15 ans de prison lui fût à nouveau infligée en 1940 sous le régime de VICHY. Remis une fois de plus en liberté en 1943, au moment de l'installation à ALGER du Gouvernement de la France libre, il persévéra, recherchant dès cet instant l'appui des Oulémas, et l'alliance avec les amis du manifeste et de la Liberté de FERHAT ABBAS, autre leader politique, qui s’était révélé en Algérie. Le P.P.A. profita de ce rapprochement pour noyauter les militants des amis du manifeste.

FERHAT ABBAS fût rapidement débordé, et l’action des troupes de MESSALI HADJ aboutit le 8 mai 1945 à la " révolte de SETIF ", qui s’étendit en réalité à plusieurs autres localités du Constantinois. De très nombreux européens furent massacrés, mais la répression fût si sévère qu’on parle depuis ce temps des quelque quarante mille morts qu’elle fit.

MESSALI HADJ se réfugia à BRAZZAVILLE, tandis qu FERHAT ABDAS fût arrêté et son mouvement dissous. En 1946, MESSALI HADJ est de retour en ALGERIE sans avoir rien abdiqué de ses prétentions, ni de ses sentiments nationalistes. Il le prouva en fondant le mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques (M.T.L.D.). De son côté FERHAT ABBAS fût libéré après une année d'emprisonnement. Avec plus de prudence que MESSALI, il réorganisa son ancien mouvement sous le nom d’Union Démocratique du Manifeste algérien, (U.D.M.A.) et se hâta de proclamer que son objectif n’était pas la séparation avec la FRANCE : " Nous sommes des fédéralistes et non des séparatistes. L’ALGERIE dans le cadre de l'Union Française et le peuple algérien marchant la main dans la main, avec le peuple français, voilà nos formules "

Le parti de FERHAT ABBAS obtint un important succès aux élections de l'Assemblée Constituante en 1946. Ce succès fût remis en question au mois de novembre de la même année lors des élections, lors des élections à l'Assemblée Nationale, car la position jugée trop modérée de l’U.D.M.A. permit à MESSALI de s’imposer à son tour.

FERHAT ABBAS, après avoir été conseiller municipal, puis Conseiller général, devint Député et, en 1947 Conseiller de l’union Française, avant d’être en 1948 Délégué à l’Assemblée Algérienne. Sa conception politique était au départ celle de l’intégration, avant d’évoluer, bien plus tard, vers l’association.

Auparavant, en 1947, se produisit un événement d'importance sur le plan politique, qui provoqua la rupture entre le M.T.L.D. - P.P.A., toujours cantonné, dans sa position dure, et l'U.D.M.A. dont les professions de foi étaient aussi souples que celles de son leader. Cet évènement ce fût le vote, au mois de septembre de la loi, portant statut organique de l'ALGERIE, contre l’application duquel MESSALI HADJ entrepris une très violente campagne.

A partir de ce moment MESSALI HADJ créa au sein du M.T.L.D. une organisation secrète, qui se livra aux premières manifestations terroristes. Cette organisation, on le verra plus tard, constituait en fait le noyau originel de l'insurrection, dont sortira d'abord le " Comité révolutionnaire d'Unité et d’Action " (C.R.U.A.) puis ultérieurement le Front de Libération Nationale (F.L.N.).

En 1950, eut lieu une des manifestations terroristes les plus spectaculaires tentée par l’Organisation secrète du M.T.L.D. : l’attaque de la poste d’Oran. Les opérations de police qui furent entreprises à la suite de cette affaire, permirent de découvrir l’organisation secrète, et d’arrêter entre autre BEN BELLA et MASHAS. Des deux députés impliqués dans l’affaire, MOHAMED KHIDER réussit à s’enfuir au Caire. On peut constater qu’il s’agit là de noms connus comme le sont ceux de quelques autres membres identifiés par la police : BOUSSOUF, BEN TOBAL, AIT AHMED, également affiliés à l’organisation secrète, et qui reviendront tout au long de la révolution algérienne.

Cette affaire provoque de sérieux remous au sein du M.T.L.D. et de graves divergences entre MESSALI HADJ, partisan d'un retour à la clandestinité et les tenants du maintien au grand jour du parti.

Après un séjour au Moyen Orient, MESSALI réapparut brusquement en ALGERIE au début de l'année 1952. Il entreprit aussitôt une tournée de propagande qui fit grand bruit. A la suite de l’agitation qui s’en suivit, MESSALI HADJ fut envoyé en FRANCE et interné.

L'élimination du leader du M.T.L.D. mit provisoirement fin à toute manifestation extérieure du nationalisme algérien.

Assez curieusement cette dernière affaire connut des prolongements, singulièrement pour les Compagnies Républicaines de Sécurité. Le rappel de ces quelques faits, qui constituent la genèse du drame auquel nos compagnies seront mêlées pendant plus de sept années, n’aura donc pas été inutile.

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L'inquiétude suscitée chez les autorités responsables, de la conduite des affaires en ALGERIE, par la récente démonstration de MESSALI HADJ, et par certaines rumeurs, peu précises d'ailleurs, selon lesquelles les traditionnels bandits des AURES doubleraient leur activité d'une propagande en faveur du M.T.L.D., est à l'origine de la demande adressée au mois d'avril 1952 par le Gouverneur Général, au Ministre de l'Intérieur, en vue d’obtenir le concours des Compagnies Républicaines de Sécurité pour faire face à un retour éventuel de nouveaux incidents.

Une telle demande, pour surprenante qu'elle pouvait paraître, trouvait sa justification dans la faiblesse des moyens dont disposaient les autorités en ALGÉRIE. En effet, l'organisation policière dans ce pays se limitait aux Corps Urbains, essentiellement statiques dans des agglomérations disséminées sur un vaste territoire, et à un Corps de police en civil très insuffisant.

Quant à l'Armée Française elle se trouvait engagée dans sa presque totalité dans les pays voisins de l'ALGÉRIE et en INDOCHINE. Selon des chiffres officiels ses effectifs en ALGÉRIE étaient à cette époque d’une douzaine de milliers d’hommes y compris les effectifs des états majors et des services ce qui donnait pour l’emploi un chiffre assez dérisoire. Le 23 avril dans la soirée, l’ordre est donné par le Ministre de l'Intérieur d’envoyer trois C.R.S. en ALGÉRIE. Les unités suivantes sont désignées par l’État Major : CRS 52, CRS 175 et CRS 201. Ces compagnies sont placées sous le commandement du Commandant de Groupement PORTE, qui s’installe à ALGER avec son équipe de commandement.

Le degré d'urgence dont les instructions du Ministre sont assorties, obligent l'État Major à transmettre le préavis de mouvement dès 20 heures le 23 avril, ce qui donne une indication sur la précipitation avec laquelle on voulait donner satisfaction au Gouverneur Général de l'ALGÉRIE. De fait, la confirmation du départ est transmise dans la matinée du 24 avril. Elle prescrit que les Compagnies doivent se trouver à l'embarquement à MARSEILLE le 25 à 12 heures. Il n'est pas besoin de dire que les délais imposés obligèrent les unités, dont les résidences se situent à plusieurs centaines de kilomètres de ce port, à exécuter leur mouvement en catastrophe. Cela permis au personnel, une fois arrivé à destination, de s'interroger sur les raisons d'une hâte que la situation sur place, ne semblait aucunement justifier.

Toujours est-il que l'opération, le transport par voie maritime y compris, se déroule dans des conditions satisfaisantes, et on le doit incontestablement au haut degré d’entraînement à faire mouvement de nos compagnies.

Celles-ci, arrivées après une traversée sans incidents au lieu de leur destination, la CRS 52 à ALGER le 27 avril, la CRS 175 à PHILIPPEVILLE le 26 avril, la CRS 201 à ORAN le 28 avril, sont aussitôt mises à la disposition des Préfets des trois départements pour emploi.

L’essentiel de l’activité des compagnies durant leur séjour se borne à l'exécution de " tournées de prestiges " destinées à affermir la présence et l'autorité de la FRANCE, et à rassurer des populations, sans distinction d'origines, que les manifestations nationalistes et divers incidents avaient plongés dans l'inquiétude.

Le Préfet de CONSTANTINE prend l'initiative de ces tournées en accord bien sûr avec le Gouverneur Général.

Le 2 mai, la C.R.S. 175 entame ainsi un voyage itinérant qui la conduit de PHILIPPEVILLE à GUELMA, SOUK AHRAS, TEBESSA, BOU CHEBKA à la frontière tunisienne, AIN BEIDA et CONSTANTINE. Cette tournée de cinq jours remporte un réel succès. Partout l'accueil fait à la Compagnie est chaleureux. Des réceptions très officielles sont organisées dans chaque ville étape, ainsi que des cérémonies publiques comportant défilés, dépôts de gerbes aux monuments aux morts.

La presse fait l'écho de ces manifestations ajoutant ainsi à la publicité de cette tournée et suscitant par là même de nouvelles demandes des autorités pour l’organisation de tournées semblables dans leurs circonscriptions

Sous le titre "Passage de troupes" voici notamment ce que l’on peut lire dans la dépêche de Constantine du 8 mai :

 "….. La Compagnie Républicaine de Sécurité N° 175, était hier de passage dans notre centre. Cette compagnie, première de France décorée de la médaille du Courage et du Dévouement, et commandée par le capitaine CHURET est composée d’éléments d’élite.

….. Avant de quitter AIN BEIDA, le Commandant adjoint du groupe opérationnel d'Afrique du Nord avait tenu à rendre hommage aux glorieux disparus des deux guerres. Une simple mais émouvante cérémonie eut lieu au Monument aux morts.

….. M. le Capitaine de la CRS 175, M. le Capitaine de la Garde, et M. DOKHAN Elie, déposèrent une gerbe. Avec….. la sonnerie aux morts, une minute de silence fut observée devant les autorités rassemblées………. les drapeaux des Anciens Combattants et des Prisonniers de guerre.

……Les quatre sections de C.R.S., et deux pelotons de la Garde Républicaine défilèrent fièrement.

………..Nous présentons nos compliments à MM. les Officiers pour la parfaite tenue de leurs troupes….."

Les Préfets d’ALGER et d’Oran suivent à leur tour et demandèrent aux unités dont ils disposent d’effectuer des démonstrations identiques dans leurs départements.

C’est ainsi que le 13 mai la CRS 52 quitte ALGER pour un périple qui la conduit à FORT NATIONAL, TIZI OUZOU, MENERVILLE, DRA EL MIZAN.

Le 16 mai, la CRS 175 prend un nouveau départ, cette fois pour SETIF, LAMBESE, ARRIS, BATNA, BISKRA et TEBESSA.

Le 20 mai enfin la CRS 201 entreprend un voyage à BENI SAF, NEMOURS, TLEMCEN et SIDI BEL ABBES.

La mission de ces compagnies se termine dans les premiers jours du mois de juin, sans le moindre incident. Ce premier séjour de nos unités en ALGERIE pour bref qu'il fut n’en avait pas moins provoqué une impression profonde sur les autorités et les populations visitées. Il n’est même pas douteux que leur apparition ait constitué une véritable révélation.

En tout cas un précédent était créé qui avait permis de découvrir des Unités aux possibilités nouvelles, dont l'emploi se révélait parfaitement adapté à la conjoncture algérienne. Déjà les autorités échafaudaient des plans de création de formation semblables. Mais en attendant que de tels projets se réalisent, il apparaissait déjà, comme une certitude que les CRS reviendraient en ALGÉRIE.

Dès le mois de septembre 1952, le Gouverneur Général de l’ALGÉRIE adresse une nouvelle demande au ministre de l’intérieur pour obtenir le concours des CRS dans l’éventualité où la situation exigerait un renforcement des forces du maintien de l’ordre.

De fait, au mois de décembre trois CRS traversent à nouveau la méditerranée. Il s’agit des CRS 174, 164 et 123, acheminées respectivement sur Alger, Oran et Constantine.

Leur séjour durera de décembre l952 à la fin 1953, et leur utilisation revêtira un aspect identique à celui du précédent groupe d'unités.

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Une année entière s’écoule sans qu'il soit à nouveau question d'envoyer des CRS en ALGERIE. Lorsqu'en mai 1954 il est une fois de plus fait appel à nos unités personne ne se doutait alors, que cette date constituerait le point de départ d'une suite ininterrompue de séjours, au cours desquels nos compagnies seraient mêlées, aux événements jusqu’au règlement de l'affaire algérienne, soit pendant plus de sept années.

La constatation qui s'impose à chacun en ce début d'année 1954 est, que l'agitation subversive, dont les premiers symptômes s'étaient manifestés en l952, n'a cessé de faire des progrès. Le moment est donc opportun pour s'interroger sur ce passé vieux d'une année et d’essayer de savoir quels faits nouveaux sont intervenus depuis ce temps ou nos unités se promenaient sans complexe à travers ce pays apportant par-ci, par-là le réconfort de leur mariale présence.

A vrai dire rien de spectaculaire ne s’était jamais produit, mais les indices d'une recrudescence de nationalisme furent constamment décelés. Est-ce parce que les indices n'étaient jamais suivis d'actes que les autorités responsables purent douter de l'existence d'un complot, et d'une menace imminente d'action collective ? Est-ce parce que les services de renseignements ne surent jamais établir avec certitude, qu'une action subversive était en préparation que l'optimisme officiel ne s'était jamais démenti ? Est-ce encore plus simplement qu'on ne voulait pas croire ou pas admettre que cela fût possible ?

Il y a de tout cela à n'en pas douter. Et cependant parce que les indices de subversion ne cessaient pas d’apparaître au cours de cette période on comprend mal pourquoi ils ne suscitèrent pas les alarmes propres à entraîner des mesures plus sévères de sauvegarde. A cet égard on ne s'explique pas, sans le regretter d'ailleurs, pourquoi les C.R.S. n’ont plus été rappelées depuis mars 1953.

Car enfin, il y avait bien cette inquiétude des populations sur les frontières provoquée par un sentiment d'insécurité croissant né du changement d'attitude chez une fraction de la population musulmane, de cette région ; il y avait aussi cette recrudescence d'actes de banditisme dans les AURÈS doublés de propagande en faveur du mouvement de MESSALI HADJ ; il y avait enfin et surtout la situation qui se développait, au MAROC et en TUNISIE où se déroulaient des événements qui donnaient naissance en ALGÉRIE à de singulières rumeurs.

Ainsi savait-on, depuis 1952, qu'une vive activité anti-française se développait au MAROC Espagnol, depuis la déposition du Sultan MOHAMED V, que cette enclave territoriale était devenue un refuge pour les nationalistes nord africains, que des centres d'entraînement de commandos y existaient à TETOUAN et à MELLILA, que ce territoire servait de base de transit aux terroristes venant d'EGYPTE et de LYBIE ou s'y rendant, et enfin qu'il s'y développait une importante contrebande d'armes.

Certaines indications permettraient même de penser que des volontaires rejoignaient l'ALGERIE mêlés aux travailleurs agricoles saisonniers.

Il semble peu raisonnable de croire, que les autorités, pour ramener la confiance aient pu juger suffisant de faire effectuer à deux reprises des démonstrations de force par des CRS dans le but d'intimider les uns et de rassurer les autres. Car, s'il est indéniable qu’un certain effet psychologique a été obtenu par nos unités il est non moins certain qu'une telle action ne pouvait arrêter une subversion naissante dès lors qu'on avait estimé inutile de persévérer.

Et pourtant, comment comprendre alors qu'aucune disposition n'ait été arrêtée depuis ce temps qui aurait permis à l'intérieur de contrecarrer la détérioration de la situation ? La question reste de toute évidence posée.

Toujours est-il, qu'au début de l'année 1954 le nationalisme algérien parait avoir révélé suffisamment de signes caractéristiques pour que, les autorités responsables en ALGÉRIE croient devoir cesser de temporiser plus longtemps pour ne pas courir le risque de voir se développer une entreprise aux conséquences redoutables.

Malheureusement, les moyens de s'opposer à l'agitation politique croissante, doublée d'une action subversive clandestine, ne représentent toujours qu’un potentiel dérisoire. L’appel à la métropole devient donc une fois de plus inévitable.

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Le 29 mai 1954 le Ministre de l’Intérieur donne les instructions pour la mise à la disposition du gouverneur Général de l’Algérie, de cinq Compagnies Républicaine de Sécurité.

Le 30 mai, trois d’entre elles et un état major opérationnel, placé sous le commandement du Commandant Principal ARSIMOLES, quittent MARSEILLE pour les destinations suivantes : CRS 165 et 174 pour BÔNE, CRS 163 pour Oran- MERS EL KEBIR, le groupement opérationnel pour ALGER.

Les deux autres unités doivent rejoindre plus tard, se sont les CRS 41 et 162.

A leur arrivée, les compagnies sont mises à la disposition des Préfets de CONSTANTINE et d'ORAN, qui prescrivent leur implantation comme suit :

- C.R.S. 165 : TEBESSA (1 section à Le Kouif)

- C.R.S. 174 : SOUK AHRAS

- C.R.S. 163 : MERS EL KEBIR

Les 16 et 17 juin, après l'arrivée des CRS 41 et 162, les implantations subissent plusieurs modifications. Le 1er juillet, le dispositif adopté en fonction des nécessités du moment a conduit à répartir les unités de la façon suivante :

Groupement Opérationnel : ALGER

- C.R.S. 163

1 section et P.C.

: MARNIA

1 section

: SEBDOU

1 section

: PORT SAY

1 section

: BLED ES SOUANI

1 section

: PHILIPPEVILLE

- C.R.S. 165

- C.R.S. 174

2 sections et PC 

: LA CALLE

1 section

: ROUM EL SOUK

1 section

: AMY

- C.R.S. 41

- C.R.S. 162

3 sections et PC

: TEBESSA

1 section

: LE KOUIF

A considérer attentivement ce dispositif on s’aperçoit que les autorités entendaient faire porter son action sur les zones frontières, où la situation semblait en effet, le plus nécessiter une intervention. Cela paraissait indiquer que le danger résidait dans les infiltrations d'agents subversifs et de commandos terroristes susceptibles de venir de TUNISIE et du MAROC.

La mission prescrite aux compagnies le confirmait d’ailleurs puisqu’elles avaient la charge d'assurer la surveillance de la frontière, afin de déceler les individus suspects, la protection des centres isolés disséminés le long de son tracé, et enfin de rechercher le renseignement.

Ce dernier aspect de la mission confiée à nos unités ne laissait pas de surprendre, car un tel travail est généralement imparti à des organismes très spécialisés et plus aptes à le faire.

Le fait que nos compagnies en sont néanmoins chargées laisse déjà entrevoir combien les autorités pouvaient être mal servies dans ce domaine.

Cette absence de renseignement, et l’extrême difficulté pour en obtenir, constituent donc dès le départ un très grave obstacle, et empêcheront toute initiative précise. Il est bien évident que cette situation est une preuve suffisante de la carence dont on a fait preuve dans un domaine essentiel de l'activité policière. On verra par la suite combien elle pèsera lourd dans la lutte qui s'engagera.

Il est d'ailleurs apparu rapidement que le degré d'inorganisation était total, dans tous les domaines touchant à l'ordre public. Lorsqu'il s'est agi de définir l’emploi, et d'assurer la coordination de l'action des forces de l'ordre, les difficultés ont surgi notamment à propos de l'utilisation des C.R.S. Elles ont été rapidement aplanies grâce à l'énergique prise de position du Commandant du Groupement Opérationnel.

Ce que l'on sait des réunions qui furent nécessaires pour arrêter la conduite à tenir, démontre que l’on entreprenait de faire face à la situation en partant du néant. C’était extravagant. Si l'on veut bien se souvenir que les premiers symptômes sérieux d'agitation sont apparus en l950 on peut mesurer en juillet 1954 qu'à quatre mois près, le déclenchement de la rébellion aurait constitué une surprise totale.

A tous égard, ce mois de juin marque donc un tournant, en ce qu'il y avait prise de conscience d'un danger, dont on ne soupçonnait d'ailleurs pas la nature, et détermination de mettre en œuvre des moyens pour le conjurer.

Pour parvenir à la mise sur pied d'un dispositif adapté, des conférences de travail réunissent le 9 et 10 juin, à SOUK AHRAS d'abord, à TEBESSA ensuite et finalement à CONSTANTINE, le Directeur de la Sécurité Générale, le Préfet de CONSTANTINE, le représentant du Général commandant la Division de CONSTANTINE et le Commandant de la 10ème Légion de Gendarmerie, ainsi que les autorités civiles locales.

Le Commandant Principal ARSIMOLES assiste à toutes ces réunions.

Ces réunions ont pour principal objet de préciser l'emploi des C.R.S. récemment arrivées, la nature et les conditions de la participation des autres forces disponibles, d'arrêter l'organisation d'un réseau de renseignement et du commandement opérationnel. Disons sans plus tarder, que, les deux dernières questions dont l'importance pouvait paraître primordiale sont tout simplement évoquées, une décision devant être prise à ce sujet quelques jours plus tard à ALGER.

Mais il n'est pas sans intérêt, pour mieux comprendre la situation dans laquelle vont se trouver nos compagnies, de révéler plus en détail ce qui s'est dit et décidé au cours de ces deux journées de conférence.

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Le 9 juin, donc, se tiennent deux réunions, l'une à 11 heures dans la salle de délibération de la commune mixte de MORSOTT, à TEBESSA, l'autre à 17 heures 30, à la mairie de SOUK-AHRAS.

Dans les deux cas les questions traitées ont trait aux mêmes problèmes, mais comme on va le voir il s'agit moins de décider que de faire un inventaire.

Pour ce qui est de la situation, le Préfet de CONSTANTINE constate que le calme règne en ALGÉRIE, mais fait état du mutisme qui s'est emparé des populations dans les régions frontières, un exemple illustre cet état d’esprit :

Depuis la profanation des tombes de soldats français au cimetière de NEGRINE, il a été impossible de découvrir les coupables ce qui en d'autres temps eut été facile. De l'autre coté de la frontière, en TUNISIE, les populations sont terrorisées par les fellaghas. En ce qui concerne ces derniers précise le Préfet de CONSTANTINE on n'a pas d'exemple précis d'infiltration en ALGÉRIE, mais on n'exclut pas que certains d'entre eux aient pu pénétrer en territoire algérien pour se ravitailler. Il est même possible que des fellaghas tentent de rallier les AURÈS pour y constituer un maquis. Aucun renseignement n'a pu être obtenu à ce sujet, les sources habituelles étant taries. La situation des fermes isolées doit retenir l'attention ; il convient en particulier de les recenser pour les inclure dans les itinéraires des patrouilles de surveillance.

Face à cette situation on dispose, entre l'OUENZA et l'arrondissement de BONE, des C.R.S. qui viennent d'arriver, dont la mission va consister à faire des patrouilles pour montrer la force et assurer une présence. Le Préfet de CONSTANTINE pense qu'elles doivent permettre de ramener la confiance et faciliter, du moins l'espère t-il, l'arrivée du renseignement. La question un instant envisagée de leur confier des fusils mitrailleurs, pour accroître leurs moyens de feu, est aussitôt abandonnée après qu'il ait été admis que ces unités n'avaient en aucun cas à assurer des missions offensives.

Le problème de l'utilisation des C.R.S. est également examiné sous l'angle de la subordination pour l'emploi après avoir envisagé de les mettre à la disposition des administrateurs civils, le Préfet de CONSTANTINE fait admettre que c'est le Commissaire chef de la brigade frontière des renseignements généraux qui orientera leur activité au vu des renseignements qui lui parviendront.

Poursuivant son tour d'horizon des moyens, le Préfet explique que plus au Sud les méharistes occupent BIR EL ATER et NEGRINE face au DJEBEL OUK, qui pourrait se révéler le chemin de la pénétration des fellaghas vers les AURÈS. Il constate que l'effectif des méharistes est très insuffisant.

Dans le dispositif frontalier entrent pour le renseignement surtout, la brigade frontière des R.G., le personnel des communes mixtes des Eaux et Forêts et des Douanes, ainsi que les brigades de Gendarmerie. Au sujet de ces dernières le Préfet relève que leurs effectifs seront rapidement insuffisants si la situation vient à s'aggraver ; il y a donc lieu de prévoir leur renforcement. Le Colonel commandant la Gendarmerie souhaite voir les escadrons de gardes mobiles fournir ce supplément de moyens. Une controverse s'engage à ce sujet avec le représentant du Général commandant la division de CONSTANTINE qui est opposé à cette formule.

Le rôle de l'armée est enfin évoquée, mais on apprend rapidement que celle-ci n'est pas sous réquisition, ce qui exclut sa participation dans la phase actuelle. Le représentant de l’autorité militaire admet cependant que des "missions orientées" pourraient lui être confiées à condition qu'on fournisse des allocations d’essence pour faire rouler les véhicules. Tout cela est très déconcertant et ne ferait pas très sérieux si de telles révélations n’étaient l’expression de la vérité sur la situation des moyens.

Le Préfet de CONSTANTINE évoque encore l'importance du renseignement mais la décision concernant l’organisation des réseaux est momentanément remise à quelques jours

Tout cela est en fin de compte très décevant, car on aura remarqué sans peine qu'à l'exception du problème de l'emploi des C.R.S., toutes les autres questions n'ont fait l'objet d'aucune décision.

Après ces deux réunions, une conférence, à l’échelon des personnalités civiles et militaires se tient le lendemain 10 juin, à CONSTANTINE. On n’y prendra pas plus de décisions que lors des précédentes, mais les indications qu'elle permet de recueillir sont intéressantes pour avoir un aperçu sur ce que nous avons déjà qualifié " d’inorganisation ".

Au cours de la conférence le représentant militaire confirme qu’aucune instruction n’a jusqu’alors été donnée pour un emploi éventuel des forces armées. Le Préfet de CONSTANTINE en tire la conclusion, que son dispositif se trouvait donc réduit aux seuls moyens civils, complétés par la Gendarmerie et la Garde mobile, les forces armées apparaissant comme une réserve non utilisable. Au sujet de ces dernières le Chef d'état major de la Division de CONSTANTINE fait d'ailleurs une déclaration surprenante. Les forces armées se composent dira-t-il de : 150 tirailleurs à BONE, de 20 Légionnaires à LA CALLE, d'un escadron d'autos- mitrailleuses à SOUK AHRAS, de deux pelotons de spahis à cheval à SOUK AHRAS également, et de 20 sahariens, à NEGRINE, sans compter les escadrons de la Garde à BONE, SETIF, BATNA et CONSTANTINE; le reste des troupes est inutilisable faute d'avoir reçu l'instruction suffisante. Au total cela représente moins de cinq cent hommes de troupes disponibles pour l'emploi ! Aussi surprenante est cette autre déclaration du même officier lorsqu'il est question d'implanter à SOUK AHRAS un échelon de transport composé de véhicules militaires :

" Nous avons actuellement vingt quatre camions à CONSTANTINE pour toute la division et leur utilisation est déjà prévue par ailleurs ... !"

Il fallait en convenir, les moyens dont disposent les autorités sont singulièrement faibles au moment ou l’on se décide d'entreprendre une action de maintien de l'ordre.

Après cet inventaire des moyens fort édifiant, la conférence retient encore le principe de la centralisation des renseignements par la brigade frontière des R.G. étant entendu, sera-t-il ajouté ; que tout serait fait pour permettre leur acheminement par un réseau de transmissions enfin coordonné.

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La situation qui se développe en TUNISIE va d’ailleurs rapidement compliquer le problème car dans le courant du mois de juin, ce qui reste de troupes disponibles est dirigé sur la Régence. Pour le Constantinois la conséquence se solde par le retrait de tous les moyens militaires en réserve.

Le Préfet de CONSTANTINE analysant cette perte de moyens au cours d'une nouvelle réunion, tenue le 21 juin, à CONSTANTINE, constate qu'il ne lui reste désormais qu'un dispositif composé de :

- 4 CRS stationnée à TEBESSA et LE KOUIF, SOUK-AHRAS, LA  CALLE et PHILIPPEVILLE ;  
- La brigade frontière des R.G. ;
- Les Brigades mobiles de P.J. ;
- Les supplétifs recrutés dans les communes mixtes ;
- Des brigades de gendarmerie ;
- Deux pelotons de gardes mobiles prélevés sur l’escadron de BATNA    installés en renfort à BIR EL ASTER et BORDJ OUM ALI ;
- D’un escadron de garde mobile venu en renfort de métropole ;
- Des escadrons de CONSTANTINE, BÔNE et SÉTIF, qui peuvent être utilisés en renfort des C.R.S. ou pour assurer leur relève

Au cours de la même réunion à laquelle n'assiste aucun militaire, mais où se trouve le Commandant ARSIMOLES, le Préfet de CONSTANTINE fait connaître un certain nombre de décisions qu'il a prises au sujet de questions primordiales.

Il indique d'abord, qu'il prend lui-même le commandement du dispositif existant et prescrit la création, au sein de son Cabinet d'un bureau de renseignement et d'emploi. Le Préfet précise ensuite, que les administrateurs de communes mixtes devenaient ses agents d'exécution pour l'emploi des unités stationnées sur leur territoire, de même qu’ils vont être chargés de centraliser le renseignement et de prendre toute initiative en cas d'urgence.

Ces dispositions intéressaient particulièrement les CRS, qui vont dépendre désormais des administrateurs de communes mixtes pour l'emploi. Une décision est encore arrêtée qui revêt à nos yeux une importance essentielle : le retrait immédiat de nos unités de la frontière et leur implantation dans les centres urbains importants, si la nécessité se faisait sentir d’entreprendre des opérations à caractère nettement militaire dans cette zone.

A peine pouvait-on se féliciter de tenir enfin des directives précises qu'un grave incident se produit aux environs de TEBESSA qui va heureusement provoquer un raffermissement de la cohésion entre civils et militaires.

Le 26 juin dans la soirée un véhicule de la Gendarmerie mobile venant de BIR EL ATER est pris à partie à 12 km de TEBESSA, au col de TENOUKLA. Sur deux kilomètres environ le véhicule essuie le feu des assaillants. Un gendarme est blesse au genou. Le véhicule criblé de grenaille de plomb est immobilisé. Des véhicules civils passant au même endroit sont également mitraillés, sans dommage heureusement. L'un des automobilistes évacue le gendarme blessé sur TEBESSA et donne l'alerte. Les gendarmes et gardes mobiles envoyés sur les lieux ne peuvent établir le contact avec les agresseurs tandis que le véhicule mitraillé est ramené à TEBESSA par la CRS 165.

Bien qu’une opération de fouille et de ratissage ait été montée le 27 juin dans le DJEBEL BOU ROUMANE avec la participation des CRS et des gendarmes, il a été impossible de retrouver la trace des assaillants.

Cet incident est remarquable en ce qu'il constitue la première manifestation agressive des fellaghas, dont, on a jusqu'alors beaucoup parlé, sans en avoir jamais vu. Cela avait jusqu'alors permis aux sceptiques de professer l'optimisme et de sourire de certaines inquiétudes. Mais cette fois le doute ne semblait plus permis.

Les autorités en tout cas arrêtent aussitôt de nouvelles dispositions dans le but de rendre plus efficace le renseignement et plus rapides les interventions des forces de l’ordre.

L'ensemble des mesures fait l'objet d'une instruction conjointe du Préfet de CONSTANTINE et du Général commandant la Division de CONSTANTINE. L'aspect le plus important de ces mesures se situe dans la mise sur pied de centres de renseignements opérationnels à la tête desquels sont placés des états majors mixtes civils et militaires qui auront prérogative d'exploiter le renseignement sans délai.

Ces organismes se situent au niveau des communes mixtes de LA CALLE, SOUK AHRAS, TEBESSA, appelés par ailleurs sous secteurs par les militaires.

Les Commandants des CRS seront membres des Etats majors mixtes, de sous secteurs.

Il a donc fallu une embuscade pour réaliser l'organisation et la cohésion du commandement dans le Constantinois, et cette constatation n'est pas après tout si réjouissante.

En effet, dans la mesure ou l'agression des fellaghas était une action intempestive elle pouvait être considérée comme ayant utilement servi l’organisation de la riposte en se révélant prématurément. Mais était-ce précisément une action prématurée due à des éléments indisciplinés ou plutôt la première manifestation caractérisée d'une action de plus grande envergure à brève échéance ?

L'événement nous ayant appris que la dernière supposition était la bonne, on mesure mieux tout le temps perdu depuis 1952.

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Pendant le temps où l'on se préoccupait en haut lieu d'organiser l'emploi des moyens, les CRS sont à l'ouvrage sur les deux frontières de l’ALGÉRIE. Les patrouilles de nos unités rayonnent inlassablement sur les itinéraires les plus variés et les plus inattendus aux prix d’innombrables difficultés, les véhicules se révélant le plus souvent inadaptés au terrain. A partir de LA CALLE, TEBESSA, SOUK-AHRAS à l’est, de MANISA, SEBDOU, PORT SAY, BLED ES SOUANI à l’ouest, elles tissent des mailles serrées sur les zones frontières .Les communes, les douars et les fermes les plus isolées reçoivent leurs visites intéressées.

Nos jeunes gens avec obstination interpellent, vérifient les identités, fouillent les chargements des caravanes, des véhicules pour tenter de découvrir des suspects et des armes.

Les contacts sont le plus souvent courtois, quelquefois amères, rarement tendus mais presque toujours délicats. Le langage est un obstacle difficile ; il faut quelque fois se fier aux interprètes bénévoles et on est pas toujours certain d'avoir été fidèlement traduit. Il y a les individus qui feignent volontairement de ne pas connaître le français et c'est fréquent chez les jeunes. Heureusement les habitants sont nombreux dans ce pays, qui connaissent la FRANCE ou l'on servie ; ceux là ne craignent pas de le montrer et de le faire savoir.

Au fil des itinéraires les patrouilles font des haltes prolongées dans les communes les plus isolées, les douars les plus reculés. Nos fonctionnaires y prennent contact avec les autorités et les notables et tentent de nouer des conversations avec les habitants dans l'espoir de recueillir une opinion ou un renseignement. Mais si les relations qui s'établissent ainsi pour quelques heures sont cordiales et empreintes de sympathie, nos jeune gens ne peuvent guère espérer voir la compromission aller jusqu'à la confidence ce qui exclut toute possibilité d'obtenir le renseignement souhaité. Et qu'on n'aille pas croire que les musulmans sont seuls à se comporter ainsi. Des européens répugnent tout autant à se livrer de crainte sans doute qu'on ne le leur reproche un jour.

Bien sûr nos fonctionnaires peuvent abondamment entendre exprimer le point de vue officiel des édiles locaux ou des notables. Mais celui-ci ne semble pas très objectif. Ils ont vite appris que les opinions sentencieuses, fondées sur la connaissance infaillible du milieu et des mœurs de ce pays pêchaient par une étroitesse de vue nuisible à la plus élémentaire équité. Curieux milieu, curieuse confiance que celle qui le baignait. Voilà des hommes qui pour prétendre bien se connaître n'en étaient pas moins des étrangers les uns pour les autres. On se sentait mieux à l'aise en fin de compte pour juger de la situation avec une mentalité de non initié.

Les grands marchés font également l'objet d'une surveillance attentive, car les rassemblements qu'ils provoquent permettent à la propagande du M.T.L.D. de s'exercer largement. SOUANI, KHEMIS, PORT SAY, SEBBOU, BLANDAN, MUNIER, YUSUF, LAMY, DIDI TRAD sont les localités où sont les marchés sont l'objet de la sollicitude attentive de nos compagnies.

Dans certains cas nos unités ont pu fournir la démonstration qu'elles savaient faire autre chose que d'imposer la férule policière. C'est ainsi qu'à de nombreuses reprises leurs équipes de secours ont prodigué des soins d'urgence à des blessés par accident, procédé à des évacuations sanitaires, s'attirant du même coup, sinon la sympathie, du moins la considération de la population.

Les C.R.S. sont sollicitées chaque jour davantage pour des escortes de protection d'agents des P.T.T., des Ponts et Chaussées, des Contributions, au point de devenir essentielles au développement de l'activité quotidienne.

L'efficacité du travail de nos compagnies ne peut certes pas se mesurer aux résultats obtenus, qui n'avaient rien de spectaculaire. La recherche d'individus suspects était, d'ailleurs particulièrement difficile dans un pays où la faible densité des populations s'ajoutait aux dimensions respectables d'un territoire au relief souvent nu et tourmenté. La difficulté apparaissait, insurmontable, avec des individus, évoluant au sein d'une masse perpétuellement fluide, aux mœurs rétrogrades, restés imperméables aux conceptions de la vie en société avec ses règles de stricte discipline. Un contrôle policier était sans doute une gageure, mais plus souvent un acte sans efficacité réelle avec le but recherché.

Comme on pouvait regretter qu'une administration indifférente ait permis à des millions d'individus de se multiplier en marge d'une société policée, superbe d'égoïsme et d'orgueil, à tel point que cette masse se révélait aujourd'hui anonyme, impénétrable dans ses desseins, difficile, voir impossible à identifier.

Il y avait là des hommes et des femmes à l'état civil imprécis, au domicile douteux. Lorsqu'on présentait une pièce d'identité, quel crédit pouvait-on ajouter à un document qui n'avait été acquis que pour satisfaire aux exigences de l'administration et avait été délivré le plus souvent dans des conditions mercantiles que l'on passera sous silence.

Le problème de l'identification des individus s'est donc d'emblée révélée comme un des plus difficiles à résoudre.

Nos fonctionnaires ne sont heureusement pas démontés par cet obstacle et se donnent avec une rare conviction à leur mission. S'ils ont peu d'illusions à se faire sur l'efficacité de leurs contrôles, donc sur les chances qu'ils avaient de mettre la main sur des agents de la subversion, il reste que leur travail leur donne des satisfactions qui les paient de leur peine.

Évoluant sans relâche avec une tranquille assurance dans une zone où les populations sont depuis longtemps hantées par la crainte des lendemains, ils peuvent constater rapidement le changement qui s'opère dans le climat psychologique. La confiance revient timidement d'abord et avec elle les manifestations de sympathie leur sont témoignées plus nombreuses chaque jour. Ils ont ainsi conscience qu'un des buts principaux de leur mission est largement atteint. C'était un motif suffisant pour les convaincre de l'utilité de leur présence.

Il leur fallait bien cela pour oublier les fatigues quotidiennes d'une existence rendue pénible par les conditions de vie précaire qui leur étaient imposées, au milieu des rigueurs d'une température qu'aucun d'eux n'avait l'habitude de supporter dans sa lointaine province en métropole.

Mais il faut le dire, la certitude que chacun avait maintenant de n'accomplir ici qu'un séjour limité les soutenait au moral. En effet, le principe d'une prochaine relève venait d'être décidée à la suite de la toute récente tournée d'inspection effectuée par le chef de l'Etat Major des C.R.S.

Pour diverses raisons, dont la plus évidente avait été fournie par le Gouverneur Général à M. MIR, lors de l'entrevue qu'il lui avait accordée, cette mesure s'avérait, non seulement nécessaire, mais inévitable.

LEONARD, avait, en effet, estimé à cette occasion que la présence des CRS serait indispensable au moins jusqu’à la fin de l’année, en raison de la faiblesse des effectifs militaires dont il disposait.

Pour la première fois, donc, un séjour des CRS ne se terminait pas sans relève. Nos compagnies entraient dans le cycle et pour longtemps.

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Le 21 juillet la première des cinq compagnies est relevée ; les autres ne devaient l’être que dans les premiers jours du mois d’août. A l’issue du mouvement nous trouvons la CRS 134 sur la frontière Algéro-Marocaine, les CRS 73, 173 et 191 sur la frontière Algéro-Tunisienne, la CRS 82 enfin est en réserve à PHILIPPEVILLE. Le dispositif précédent n’a donc subi aucun changement.

Comment se présente la situation vers la mi-août ? En l’absence de toute nouvelle manifestation extérieure de terrorisme, et devant l’incapacité des services de renseignement à pénétrer le pesant voile de mystère qui s’est abattu sur l’Algérie force est de tenter d’apprécier la situation en fonction de l’attitude des populations, en particulier des masses musulmanes avec lesquelles notre contact est permanent.

Cette attitude, à cette époque est profondément révélatrice d’un climat nouveau, peu favorable et lourd de menaces. Les européens qui côtoient les musulmans s’en inquiètent d'ailleurs d'autant plus qu'ils les connaissent bien. Ce ne sont pas en définitive, les appréciations optimistes de certains représentants de l'administration qui peuvent donner le change, encore que leurs points de vue aient contribué depuis toujours à entretenir l'incrédulité des milieux officiels. Ce sont les mêmes gens qui s'appuient pour étayer leur jugement sur une connaissance, qu'ils veulent infaillible, du milieu autochtone, et qui dénient à leurs compatriotes de métropoles toute capacité d'appréciation du problème.

Ceux ci, en tout cas, parce qu'ils savaient combien le problème était complexe, n’hésitent pas à s’informer. Les constatations qu'ils font parce qu'elles procèdent d’une totale indépendance de jugement, n’en sont que plus objectives, et leur ont permis d’admettre dès l’abord ce que d’autres refusaient de voir.

C'est donc au point de vue de nos fonctionnaires que nous nous référons pour dépeindre la situation à ce moment là.

Dans le domaine des faits il n'est pas niable que celle ci peut paraître à l'observateur beaucoup moins alarmante que d'aucuns veulent le supposer Ainsi dans le département d'ALGER, les témoignages sont formels, le calme est total et aucune trace d'agitation n'a encore été décidée. La vie ne pose aucun problème de sécurité ; c’est assez dire qu’elle est normale.

Les seuls signes perceptibles se situent dans les départements frontières et encore à un degré bien moindre dans l'Oranais.

Les indications fournies à cette époque précisent que le département d'ORAN est calme y compris la zone frontière avec le MAROC. Néanmoins on fait état de la propagande qui se développe dans les localités de MARNIA, NEMOURS, NEDROMAT et de l’audience favorable que les doctrines du M.T.L.D. rencontrent auprès de certaines tribus réputées. On ne manque pas de révéler également que les colons et les fonctionnaires isolés dans les localités éloignées ne dissimulent pas leur inquiétude et font preuve de pessimisme quant à l’avenir.

Le département de CONSTANTINE révèle une situation nettement plus préoccupante. Il est vrai que quelques faits, dont la relation parvient déformée et amplifiée à souhait ne manquent pas d’être à l’origine de l’état d’esprit très différent des populations de cette région.

Tout le monde sait ici, que PHILIPPEVILLE est un fief extrémiste où l’agitation politique est permanente, que ceux que l’on appelle les bandits de l’AURES se manifestent avec plus de vigueur que jamais, que l’on parle avec insistance de ces fellaghas de TUNISIE qui viendraient faire des incursions en territoire algérien, voir même s'y réfugier.

En fait, à mesure que l'on s'éloigne des grands centres la population européenne surtout devient nettement anxieuse. La crainte et la peur dans ces petites localités est réelle et tourne souvent à la psychose. Les gens s'enferment la nuit et se préoccupent d'être armés. Tout le monde dans le bled assure qu'il y a des fellaghas encore que personne n'en a probablement vu.

Le comportement des jeunes musulmans est des plus agressif et les exemples sont nombreux de petites bandes de jeunes arrêtant des voitures isolées pour proférer des menaces à l'adresse des européens.

Il est certain qu'il existe un grand malaise sur la frontière algéro-tunisienne. Comme il se réfléchit inévitablement sur le comportement des individus, il était facile de déceler même chez les musulmans, en dépit de cette vérité de légende qui leur attribue des attitudes impénétrables marquées au sceau de l'indifférence et de l'équivoque.

Cela est si vrai, qu'on ne pouvait pas ne pas remarquer l'inquiétude, la crainte, la réserve des uns et l'arrogance des autres. Manifestement il faut y voir les effets d'une propagande chuchotée et pernicieuse qui s'évertue dans les coulisses à nouer les fils du drame que beaucoup pressentaient déjà. Ce n'est, en effet, pas un secret, que la propagande politique depuis sa relance par MESSALI HADJ a laissé susciter des effets persistants. On pouvait donc à juste titre s'inquiéter des résultats à terme d'une intoxication systématique à base de nationalisme intransigeant.

Dans cette conjoncture, que pouvaient apporter nos compagnies, qui modifierait les données connues de la situation ? Cette question que pouvaient se poser avec raison les unités qui venaient d'arriver était parfaitement opportune. La réponse leur aura sûrement été fournie par leurs prédécesseurs.

Ils doivent donc savoir qu'il n'est plus question pour eux de se mêler efficacement à la lutte clandestine qui se préparait, faute pour l'une des parties de se poser en antagoniste sérieux. L'administration française et ses responsables n'étaient pas encore convaincus que la première phase d'une révolution était engagée. Cela est amplement confirmé par les procédés de riposte imaginés.

Entre autre la recherche du renseignement confiée aux CRS comme à l'ensemble des forces disponibles était une entreprise inopérante et vouée à l'échec. Les résultats obtenus le prouvent abondamment, et les commentaires qui les accompagnent ne manquent pas d'ajouter qu'on ne pouvait rien espérer d'une masse qui s'était repliée sur elle-même, oubliant que dans le passé, elle avait souvent accepté de faire de la délation.

Les temps avaient changé, et il fallait maintenant imaginer des procédés d'investigations plus secrets que les conversations de mise en confiance sur une place publique ou autour d'un thé à la menthe, pour atteindre la clandestinité.

Aussi bien nos fonctionnaires n'ont-ils plus d'illusion à se faire sur l'utilité d'une mission qu'ils ne peuvent pas remplir. Il reste heureusement que leur action visait d'autres buts : protection des personnes et des biens, remise en confiance des populations saines par une présence efficace, intimidation des éléments subversifs.

Les témoignages sont concordants pour indiquer que cette partie de leur mission a été parfaitement remplie jusqu'alors. Cette réussite était de nature à encourager les nouveaux arrivants à persévérer dans cette voie.

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Les mois d'août et septembre se passent sans qu'une nouvelle évolution ne se produise dans la situation. Dans une certaine mesure les incidents qui étaient fréquemment signalés dans la zone frontière du Constantinois se sont raréfiés. Il n'y a guère que dans la région de SOUK AHRAS et ses environs où des éléments perturbateurs, dans lesquels les autorités s'obstinent à voir des malfaiteurs plutôt que des fellaghas, qui continuent de se manifester. Ces derniers s'en prennent à présent aux collecteurs d'impôts de sorte que leur protection doit être impérativement assurée. Cette mission est confiée à nos patrouilles.

Dans le même temps nos unités poursuivent leur activité de contrôle avec vigueur et peuvent arrêter des éléments douteux dans le sous secteur de LA CALLE. Des individus sont arrêtés alors qu'ils s'apprêtent à franchir la frontière ; il s'agit de Tunisiens et de Marocains. Dans le même secteur une de leurs interventions aboutit à l'arrestation d'un individu qui tentait de convaincre de jeunes recrues musulmans de se soustraire à l'incorporation. Une petite opération de police à laquelle participent nos jeunes gens permet d'appréhender à LAMY six individus qui détenaient des armes.

Les autorités se préoccupent activement d'accroître le potentiel des forces militaires sur la frontière. C'est ainsi que d'importants contingents de troupes stationnées jusqu'à lors en TUNISIE prennent leurs quartiers dans le sous-secteur de TEBESSA ce qui ne manque pas de poser un nouveau problème de cantonnement pour notre compagnie qui occupait jusqu'alors la caserne du 15ème R.T.S.

Sur le plan du commandement le fonctionnement des États Majors mixtes a occasionné des difficultés entre civils et militaires. Nous étions intéressés à cette affaire dans la mesure où à un moment donné nos compagnies se sont trouvées placées dans la situation d'avoir à recevoir des ordres du chef militaire de l'état major ce qui n'était pas admissible. Il aura tout de même fallu l'intervention du Préfet de CONSTANTINE pour faire cesser ce différend.

Il est vrai que des problèmes de cet ordre se posaient souvent et sans leur attribuer un caractère de gravité qu'ils n'avaient pas, on ne pouvait manquer de constater que la dualité civile militaire était un facteur de moindre cohésion qui pouvait avoir de regrettables conséquences.

Le 24 août, le Commandant ARSIMOLES est remplacé au commandement des unités par le Commandant FEHR. Dès le début du mois de septembre un remaniement du dispositif des C.R.S. est mis à l'étude, dont l'application entrerait en vigueur au moment de la prochaine relève des compagnies.

La nouvelle répartition devait tenir compte du désir de l'État Major de ramener leur nombre à deux dans le Constantinois. En conséquence de cette réduction PHILIPPEVILLE se verrait privée de la compagnie qui s'y trouvait et LA CALLE ne conserverait qu'un détachement fourni par l'unité en poste à SOUK AHRAS.

Les autorités consultées n'émettent pas d'objection, parce que la situation semblant être stabilisée n'était plus jugée critique, mais surtout parce que les effectifs militaires en plus grand nombre pouvaient compenser cette diminution.

Aussi bien la CRS 91 le 13 septembre et la CRS 173 le 20 septembre quittent-elles l'ALGERIE sans être remplacées. Le 22 septembre arrive la CRS 3 qui va s'installer sur la frontière marocaine en remplacement de la CRS 134.

A cette date nos compagnies sont donc ainsi réparties : la CRS 134 à MARNIA - PORT SAY - SOUANI - SEBDOU ; la CRS 82 à SOUK AHRAS et LA CALLE ; la CRS 73 à TEBESSA et à LE KOUIF et BOUKADRA.

Dès le début octobre la CRS 82 est remplacée par la CRS 102 et la CRS 73 par la CRS 161 sans que les implantations soient modifiées.

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Un nouvel incident va intervenir dans la deuxième quinzaine de septembre qui éclairera la situation d'un jour nouveau et posera avec acuité le problème de la sécurité.

A cette époque, sur le territoire de la commune mixte de SOUK AHRAS les habitants voient apparaître, avec stupéfaction des groupes armés composés d'individus dont certains portent l'uniforme, se livrant à des démonstrations guerrières, proférant des menaces à l'endroit de certains notables et saccageant quelques propriétés. Ces incursions, il va s'en dire bénéficient de nombreuses complicités parmi la population musulmane.

Naturellement, l'émoi des européens et des musulmans connus pour leurs sympathies pour la France est considérable. Une peur panique s'empare d'un grand nombre et chez les colons quelques-uns parlent de quitter le pays. Tous font le rapprochement entre ces groupes et les fellaghas tunisiens dont les méthodes sanglantes leur sont connues.

L'administrateur de la commune mixte peut heureusement convaincre le Préfet de CONSTANTINE de lui accorder un renfort de forces de l'ordre pour apaiser les inquiétudes nées de ces incidents. Dès le 9 octobre, l'administrateur de la commune mixte de SOUK AHRAS dispose en plus de la Compagnie Républicaine de Sécurité d'un escadron de garde mobile à GAMBETTA et à SOUK AHRAS ainsi que d'un bataillon de chasseurs, placé sous réquisition.

Que fallait-il penser de ces incursions de bandes dont l'existence n'a comme de juste été connue de la région ? Tout d'abord il fallait s'attendre à ce que ceux qui ne cessaient de nier le fait fellaghas, attribuent ces démonstrations à des bandits. Ce fut, en effet, le cas et on reste dès lors confondu devant cette obstination à nier l'évidence, surtout lorsque cette attitude est celle de certains milieux officiels. Cela expliquait en tout cas bien des errements passés et les rendait moins excusables encore.

Heureusement ce n'était pas l'avis de tout le monde et une opinion plus éclairée, admettait que l'on se trouvait indéniablement en présence d'une manifestation des milieux nationalistes, exécutée par des fellaghas venus de TUNISIE, et des groupes extrémistes recrutés sur place.

En tout état de cause, les autorités estiment que les forces supplémentaires mises en place dans le sous secteur doivent grâce à leur action faire rentrer les choses dans l'ordre. On ajoute cependant le plus souvent : à condition que le Gouvernement fasse enfin preuve de fermeté en TUNISIE…

Voila malheureusement une condition qui ne semblait pas près d'être remplie, tellement les événements s'acheminaient là aussi vers une tournure inquiétante.

En fait le mieux espéré va se transformer rapidement en pire au cours de ce mois d'octobre. Nous le savons d'autant mieux qu'une des conséquences immédiates de la détérioration continue de la situation va se répercuter sur l'emploi de nos unités, et placer le commandement dans une situation difficile.

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Le 20 octobre le Commandant du Groupement Opérationnel se trouve à CONSTANTINE. Au cours d'une entrevue avec le Préfet, ce dernier fait savoir que la situation exigeant la protection des fermes isolées sur la frontière, il convenait d'y répartir les C.R.S. en postes de surveillance avec mission de s'opposer par tous les moyens y compris le feu aux agressions nocturnes susceptibles d'être perpétrées par de petits groupes de "malfaiteurs".

La question était sérieuse, car on n'exigeait pas moins qu'un morcellement en fractions inférieures à une brigade de l'effectif des Compagnies. Beaucoup plus que la mission elle-même cette conception était contraire aux principes rigoureusement définis de l'emploi des CRS. Le Commandant FEHR qui ne perd pas de vue cet aspect du problème présente donc des objections, car il ne peut prendre sur lui, d'accepter cette mission sans en référer à l'État Major.

Cette intransigeance provoque une vive et désagréable réaction du Préfet qui maintient ses exigences, en acceptant toutefois de transiger sur un moyen terme, relatif aux conditions d'exécution de la mission. Un délai de vingt quatre heures est accordé pour permettre au Commandant FEHR d'en référer à sa hiérarchie, le Préfet se proposant lui-même d'en saisir le Ministre.

Sur la réponse affirmative de PARIS, le Commandant FEHR prend des dispositions pour faire exécuter le service demandé encore que plusieurs réunions sont finalement nécessaires avec les autorités, dont le Préfet de CONSTANTINE, pour déterminer les fermes qui doivent entrer dans le nouveau dispositif de protection.

Mais il n'est pas sans intérêt de faire un retour en arrière pour mieux comprendre l'intérêt manifesté subitement pour ces fermes par les autorités.

On se souvient que vers la fin septembre déjà des incursions de bandes armées étaient signalées par les habitants de la commune de SOUK AHRAS, et que des renforts avaient été fournis à cette région pour calmer les populations affolées. Or, aux alentours du 20 octobre, et davantage encore vers la fin du mois, ces bandes vont se mettre en évidence par des actions plus violentes. Vers cette époque on signale de nombreux pillages d'habitations, de fermes en particulier, mais faits plus graves encore, des enlèvements de personnes, et même un assassinat.

Dans le même temps l'observation aérienne avait révélé l'existence de groupes compacts d'hommes, de quarante à cinquante par groupe, dans les djebels bordant la frontière entre LAMY et TEBESSA. On avait alors admis qu'il s'agissait sans aucun doute possible de fellaghas venus de TUNISIE ainsi que d'individus recrutés sur place.

Certes leur armement a paru disparate, et leur organisation des plus incohérente, mais le moment semblait venu de traiter ce problème avec une rigueur toute militaire car il avait bien fallu admettre que le stade du banditisme semblait dépassé.

Déjà l'armée concentre ses moyens pour entrer en action. En attendant les populations implantées dans ces zones, et surtout les fermiers isolés, sont en proie à une peur panique. Les moins courageux fuient leurs exploitations, les autres demandent une protection avec une vigoureuse insistance.

Pour leur donner satisfaction le Préfet de CONSTANTINE, qui ne veut à aucun prix que les propriétaires terriens quittent leurs exploitations se tourne vers l'armée pour obtenir l'installation de petits postes dans les fermes, mais se voit opposer un refus catégorique.

Les C.R.S. étant en fin de compte les seules unités dont il pouvait disposer, il s'est tourné vers nos compagnies pour obtenir cette protection. On vient de voir les difficultés que cette désignation avait soulevées à la fois sur le plan du principe et de la réalisation. La mission en soi n'excédait sans doute pas le cadre de celles qui nous sont habituellement imparties mais il fallait en convenir la situation nouvellement créée ne répondait plus du tout à la définition d'une période dans laquelle pouvait normalement s'inscrire notre action.

Dans cet ordre d'idées, les patrouilles de mise en confiance exécutées jusqu'alors par nos Compagnies dans la zone frontière n'avaient plus leur raison d'être. A plus forte raison pouvait-il sembler inconcevable de les installer défensivement dans une zone infestée d'agresseurs en puissance. Et cependant, la protection des fermes nous allions l'assurer effectivement tant dans le sous secteur ce SOUK AHRAS que dans le sous secteur de TEBESSA.

Le point de vue intransigeant du Préfet de CONSTANTINE, qui venait de prendre sereinement la responsabilité d'engager des forces de police dans une aventure justiciable des forces armées, pouvait à la réflexion se comprendre par le souci d'utiliser tous les moyens disponibles dans une situation où nécessité faisait loi. Mais cette affaire constituait pour nous un précédent dont on pouvait tirer, en pure perte d'ailleurs, l'enseignement que dans semblable circonstance, on voudra toujours ignorer que les forces de police de notre espèce, ne sont pas faites pour participer à des actions où l'usage des armes est à la base même de l'efficacité.

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Telle quelle, la situation dans le Constantinois venait donc progressivement de s'acheminer vers un tournant. Reconnaissons, cependant, qu'elle n'avait pas encore eu de prolongement ailleurs en ALGÉRIE, où le calme ne cessait de régner. Il était donc dans la logique de considérer que la présence de bandes armées dans la zone frontière du Constantinois, si elle créait momentanément une situation nouvelle, pouvait fort bien n'être qu'une conséquence passagère des difficultés tunisiennes. Cela devait interdire à tout le moins une conclusion définitive, sur la signification à donner à l'événement.

C'est précisément là qu'il aurait été utile de connaître ce que les services de renseignement savaient sur les activités subversives des nationalistes algériens, et en particulier si l'on se trouvait à la veille de voir un mouvement se déclencher sur l'ensemble du territoire. Il parait hélas bien peu probable que les services intéressés avaient sur cette question un point de vue arrêté étayé sur des données précises. Il n'était que de voir, pour constater que rien dans les dispositions arrêtées à l'époque, à l'exception du cas particulier de la frontière tunisienne, ne trahissait le moindre préparatif en vue de parer une quelconque menace. D'ailleurs, l'idée qu'une rébellion généralisée pouvait éclater outre qu'elle n'avait pas effleuré les esprits, constituait une telle énormité qu'elle n'avait aucune chance d'être prise au sérieux en ALGÉRIE et surtout en métropole.

Donc, l'affaire du Constantinois ne constituait pour l'heure qu'un cas particulier, qui n'avait encore suscité, ailleurs que chez les populations de cette région de réactions pessimistes.

L'ambiance à la fin de ce mois d'octobre 1954 n'était pourtant pas à la sérénité dans le Constantinois, ni même au sein des milieux officiels y compris ceux du Gouvernement Général. L'optimisme impénitent d'un grand nombre de milieux, s'était également beaucoup tempéré.

Des faits inquiétants sur les agissements nationalistes ont été signalés aux plus hautes autorités, qui concernent notamment la reconstitution d'un organisme du genre de l'organisation secrète découverte en l950. Certaines indications, non vérifiées laissent même supposer qu'une action rebelle pourrait être déclenchée.

Au Gouvernement Général on semble en tout cas attacher un certain crédit à ces informations, puisque le Gouvernement en est avisé en même temps que des renforts sont réclamés avec insistance.

En métropole on était évidemment mois enclin à s'émouvoir qu'en ALGÉRIE, et il ne semble pas en tout cas que le pessimisme des autorités d'ALGER ait ému un tant soit peu les milieux gouvernementaux.

Il est vrai qu'il n'en aurait sans doute pas été ainsi si l'on avait su, mais par qui, qu'entre le 10 et le 20 septembre une réunion s'était tenue à GENEVE au cours de laquelle, ceux qu’on appellera plus tard les 9 historiques de la rébellion, ont fondé le comité Révolutionnaire d’unité et d’action (C.R.U.A.), émanation secrète du M.T.L.D., et décidé de déclencher la rébellion, que le 30 septembre six des " historiques " se sont réunis à ALGER cette fois, pour prendre la décision d’entrer en lutte ouverte le 1er novembre, et arrêter les premières structures du futur front de libération national.

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Le 1er novembre 1954, à 8 heures 25 parvenait du Ministre de l'Intérieur, un télégramme du Gouverneur Généra1 de l’ALGÉRIE, émis à 6heures 50 à ALGER et rédigé dans les termes suivants :

"…………Nous informe incidents graves et attentats sur ensemble ALGÉRIE, et plus particulièrement département de CONSTANTINE au cours de la nuit. Attentats à la bombe à ALGER – Attaques voitures région d’ORAN – Attentats bombes et armes automatiques assassinats département CONSTANTINE – Attaques gendarmerie KROUBS et CONDE SMENDOU – Attaque bâtiment commune mixte KENCHELA – Sabotage lignes téléphoniques en nombreux points. Vous demande, envoyer extrême urgence une compagnie de CRS à ALGER, une à ORAN, une troisième à CONSTANTINE. Me permets vous suggérer surveillance particulière des milieux nationalistes algériens, en métropole et vous prie me communiquer sans délai toute information utile -  FIN - "  

Ce télégramme apportait ainsi la confirmation des informations téléphonées dans la nuit et ne constituait pas une réelle surprise pour les autorités gouvernementales. En dépit de son laconisme, ce compte rendu télégraphique ne permettait pas de douter de la gravité des événements qui se déroulaient en ALGÉRIE.

D'ailleurs de plus amples informations n’allaient pas tarder à parvenir dans les heures suivantes, bientôt reprises par les agences de presse et la radio. Dans la matinée, l’évidence éclatait aux yeux du monde, frappant de stupeur une opinion métropolitaine qui était sans doute la dernière à avoir cru possible ce nouveau drame.

Par une cruelle ironie, la rébellion algérienne avait choisi, pour entrer dans la lutte, le jour de la Toussaint, pensant sans doute que cette journée consacrée par la chrétienté au culte des morts, convenait mieux qu’une autre pour répandre de nouveaux deuils.

Déclenchés avec un synchronisme parfait, ce qui dénotait une longue préparation, les actes de terrorisme constituaient un sanglant préambule au nouveau chapitre de la lutte anti-colonialiste, dont les précédents pour la FRANCE avaient déjà nom : INDOCHINE, TUNISIE, MAROC.

D’ailleurs à l'attention de ceux qui pouvaient douter du sens à donner à ces manifestations sanglantes, les promoteurs de la rébellion lançaient le soir même au CAIRE une proclamation dans laquelle ils affirment :

"…………Une équipe de jeunes responsables a jugé le moment venu de sortir de l'impasse. Nous sommes indépendants des deux clans qui se disputent le pouvoir.

………….C'est pourquoi notre mouvement se présente sous l'étiquette " Front de Libération Nationale.

………….Le but est l'indépendance nationale ; les objectifs intérieurs sont l'assainissement politique, le rassemblement et l'organisation de toutes les énergies saines du peuple d’Algérie. A l'extérieur il faut obtenir l'internationalisation du problème algérien, développer aux Nations Unies les sympathies pour l’action libératrice. La lutte sera longue mais l’issue sera certaine.

…………Nous avançons une plate forme honorable des discussions avec les autorités françaises ; la reconnaissance de la nationalité algérienne par une déclaration officielle …, l’ouverture de négociations sur les bases de la reconnaissance de la souveraineté algérienne."

Ces affirmations confirmaient sans détour, que l'entreprise déclenchée en ALGÉRIE était engagée sur le chemin irréversible de la lutte pour l'indépendance.

Certes, par leur outrance, les propos tenus par les rebelles et les prétentions qu'ils affichaient en se posant déjà en interlocuteur d'un pays comme la FRANCE, ne pouvaient à cette époque et en dépit des circonstances, que faire naître le sourire. Comme on le pense, cette déclaration dans sa démesure n'avait pas l'ombre d'une chance d’être prise en considération dans les milieux gouvernementaux français. Cela se confirmera d'ailleurs très rapidement dans les déclarations que le Président du Conseil fera quelques jours plus tard, à l'Assemblée Nationale.

Lorsque les premiers comptes rendus officiels apportent enfin les détails sur les évènements de cette journée on peut se faire une idée de ce qui s'était passé.

Dans la nuit du 1er novembre les premières informations étaient parvenues au Gouvernement Général, annonçant qu’en divers points du territoire des attentats étaient perpétrés contres les personnes. Au fur et à mesure que les informations se précisaient, on apprenait l’attaque de la gendarmerie de CONDE SMENDOU et du KROUBS, dans le Constantinois, les attentats contre des sentinelles à BISKRA, à BATNA, à BLIDA où les rebelles ont même tenté d’investir une caserne, l’action contre le bâtiment de la commune mixte de KENCHELA où un officier et un soldat trouvent la mort, les mitraillages exécutés dans l’Oranais et dans de nombreuses localités de l’arrière pays.

La nouvelle qui fait le plus impression concerne les AURÈS, où, disent les dépêches, s’est réveillée une véritable guérilla. On apprend en particulier que de nombreux groupes rebelles agissant en liaison ont entrepris une action, contre ARRIS qui se trouvera toute la journée dans une situation dramatique, avant d'être finalement dégagée le soir. Les nouvelles les plus alarmantes parviennent ainsi au fil des heures sur la situation. Une de celle qui frappera beaucoup l’opinion concerne l’assassinat, dans le car faisant la liaison M’CHOUNECHE-ANIS, de l’instituteur MONEROT et du Caïd SADDOCK. Les récits consacrés aux événements de cette journée feront le plus souvent état de ce double assassinat particulièrement odieux dont les circonstances ont été connues par des voyageurs témoins de ce massacre.

De nombreux épisodes sanglants qui se sont déroulés un peu partout en ALGÉRIE ne seront d'ailleurs révélés que bien plus tard un grand nombre de liaisons téléphoniques ayant été interrompues à la suite de sabotages.

Au soir de cette terrible journée les réactions sont amères dans les milieux du Gouvernement général. En effet, au moment de tirer les premières leçons des événements une constatation s’imposait à tous, confirmée par de nombreux témoignages : la faillite de la police algérienne dont les services de renseignements ont été partout défaillants, et l’immense faiblesse des moyens qui n'ont permis nulle part de s'opposer avec succès à l'entreprise rebelle.

Devant une situation susceptible de s'aggraver rapidement la seule solution permise aux autorités responsables était d'en appeler à la métropole pour obtenir les renforts jugés nécessaires.

Nous avons remarqué comment, très tôt le matin le Gouverneur Général avait dans son télégramme demandé le concours de trois Compagnies Républicaines de Sécurité. Les choses n'en sont pas restées là puisque d'autres demandes portant sur un chiffre plus élevé seront ensuite formulées à mesure qu'on découvrait l'ampleur et la gravité des événements.

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Les renforts demandés ne seront d'ailleurs pas marchandés par le Ministre de l'Intérieur, qui donnera l'ordre d'envoyer quatre Compagnies dans la journée même du 1er novembre, et douze nouvelles unités dans les jours suivants, de sorte que le 8 novembre vingt Compagnies Républicaines de Sécurité se trouvaient à pied d’œuvre outre méditerranée.

L' urgence commandant, l’acheminement des unités a du se faire par avion pour douze d’entre elles, les quatre autres empruntant la voie maritime. Dans ces conditions de sérieux problèmes n’ont pas manqué de se poser à leur arrivée sur le sol algérien, notamment celui de leur utilisation immédiate. En effet, la plupart des Compagnies se trouvaient dépourvues de leurs moyens qui avaient dû être acheminés séparément par bateau, et n'ont pu de ce fait être récupérés qu'après, des délais dont, certains ont atteint quarante huit heures.

Mais de toute manière, cette opération qui par son ampleur ferait date, et qui a consisté à faire franchir la méditerranée à quelques deux mille cinq cents hommes et à quatre cents véhicules dans des conditions de rapidité expressément voulues ne pouvait tout concilier à cet égard, le but recherché a été largement atteint, puisque les autorités d'emploi ont crû pouvoir dire après coup, que les C.R.S. avaient probablement porté un coup d'arrêt décisif à la première flambée de terrorisme.

Il fallait bien sur se garder d'en être convaincu, et de verser dans un optimisme aussi peu mesuré. La suite des événements devait, seule, permettre d’apprécier ce que la contribution diligente de nos unités avait apporté dans ce moment décisif.

Sur le plan plus restreint du Corps, il est malgré tout évident que la manœuvre exécutée par nos compagnies et les échelons de commandement à tous les degrés de la hiérarchie était une réussite telle, qu’on pouvait la qualifier en toute modestie de performance remarquable.

Cet engagement d'un tiers du corps loin de ses bases devait cependant poser des problèmes. Nous négligerons de parler de leur aspect matériel et technique pour n'aborder que ceux posés par l’organisation du commandement.

Dès le 2 novembre, devant l'ampleur prise par la demande des autorités algériennes il apparaissait qu'une vingtaine de Compagnies réparties sur un territoire aussi vaste que l'ALGÉRIE ne pouvaient être valablement utilisées sans la mise en place d'un commandement opérationnel, dont l'articulation tiendrait compte du découpage administratif du territoire algérien.

Le commandement de l'ensemble des Compagnies déplacées a donc été confié à un État Major placé sous l'autorité du Colonel DANAIS, qui devait s'installer à ALGER pour y représenter l’État Major du Corps.

Trois Groupements Opérationnels sont de plus mis en place au siège de la Préfecture de chacun des trois départements, avec mission de commander aux groupes d’unités qui s’y trouvaient stationnés.

Dans son principe, cette articulation du commandement présentait à l’échelle réduite un schéma identique à celui qui existait en métropole, et devait en conséquence permettre la mise en œuvre et la coordination des moyens dans des conditions d’efficacité satisfaisantes.

Il va s'en dire que des difficultés immenses surgiront lorsqu'il s'agira de fournir à ces échelons de commandement, les officiers et le personnel nécessaires à leur fonctionnement. Il était patent, en effet, que le Corps ne disposait pas en temps normal d'un encadrement suffisamment étoffé pour permettre sans que cela posât des problèmes une démultiplication aussi poussée. Il aurait donc fallu procéder à de sévères ponctions sur les Groupements organiques et les compagnies déplacées pour arriver à réunir le personnel indispensable au fonctionnement des groupements opérationnels.

Il faut bien admettre, que cette solution qui n'empruntait rien à l’imagination et pour cause, n'a été possible que grâce aux hommes qui ont accepté d'enthousiasme à compenser par une ardeur et une volonté décuplée, l’insuffisance de nos moyens d'encadrement qui se révélait si fâcheusement à cette occasion. Mais il est certain qu'il faut concéder à l'équité, que les efforts demandés aux uns et aux autres dépassaient de loin les sujétions qu'on pouvait légitimement leur imposer en temps ordinaire. C’est le mérite de nos fonctionnaires d’avoir rendu possible une entreprise, dont la réussite deviendra plus tard la fierté du corps.

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Cependant qu'à PARIS, l'État Major fait front aux demandes de Compagnies qui déferlent en vagues serrées depuis le Ministère de l'intérieur, à ALGER, à PHILIPPEVILLE, à ORAN, arrivent les premières Compagnies posant au Groupement Opérationnel de difficiles problèmes.

Heureusement lorsque l'urgence et la nécessité font loi les solutions qui ne viennent que laborieusement en temps ordinaire jaillissent souvent miraculeusement, et bien des obstacles réputés citadelles imprenables s’en trouvent du même coup balayés.

Ainsi, l'accueil et l'hébergement des Compagnies ont pu être résolus dans des conditions assez satisfaisantes si l'on veut bien admettre que les inconvénients inhérents aux situations improvisées constituent un passif négligeable. Dans la réalité les choses n'ont tout de même pas été aussi simples. Le Colonel DANAIS nous le dit d'ailleurs sans fioritures dans un journal de marche l’opération, dont nous voudrions citer ce court extrait pour la seule journée du 6 novembre :

"……..  Le 6 est une journée de prière : neuf Compagnies sont annoncées dont huit pour la nuit ou la journée du 7. C’est la fin de semaine !

…….. En dépit de la situation générale bien des bureaux ferment le samedi à midi et rouvriront le mardi matin car le 8 est la fête musulmane du Mouloud. Il y a sans doute une permanence, mais cela ne permet pas de décrocher une décision. En plus, les commerçants ferment et avec eux tous les marchés de denrées. Cette avalanche de six Compagnies tombant le même dimanche à ALGER n’a pu être absorbée avec aisance. Le samedi à 15 heures pratiquement aucun cantonnement convenable n’était trouvé. Il a fallu une intervention tonitruante du Commandant de Groupement pour trouver in extremis sur le plan local à ALGER l’aide indispensable et " rapide " des autorités, sans laquelle les problèmes de cantonnement et même simplement "hébergement sommaire" n’auraient pu être résolus. Solution plus que précaire d’ailleurs dans l’ensemble, arrachée à force de demandes et de recherches harassantes où le personnel commandant et officier a donné sans compter toute la mesure de son dévouement…Le problème était le suivant à ALGER. Cinq Compagnies arrivent par air ou par mer sans moyens organiques une sixième, la seule dans ce cas vient avec son parc automobile. Trois d’entre elles sont transitaires parce que destinées au Constantinois, trois resteront à ALGER. Une septième compagnie arrive le lendemain. Il faut les accueillir, les transporter, les loger, les nourrir, les ravitailler en essence. Or, les deux Compagnies algéroises en place, les CRS 182 et 183 sont engagées dans de nombreux services qui absorbent le personnel et les véhicules……..

……….Le problème a été résolu mais au prix de quelles difficultés !…….."

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Bien plus délicats encore sont les problèmes posés par l’implantation et l’emploi des Compagnies du fait de l’incohérence de l’autorité que mettait gravement en lumière une ambiance enfiévrée.

La constatation est faite rapidement avec surprise et étonnement que les décisions de l’autorité centrale se heurtaient localement à des oppositions voir à des refus catégoriques d’exécution. Ce n’était pas la moindre des difficultés qui compliquait la tâche du commandement obligé souvent d’agir directement aux échelons de l’utilisation pour endiguer les directives désordonnées qui auraient contraint les Compagnies à de folles entreprises.

Heureusement la sagesse, la discipline et l’expérience de nos commandants d’unité, qui ne manquaient pas d’user selon le cas de la persuasion déférente ou du refus poli, ont permis tant bien que mal de maintenir l’emploi des Compagnies dans le cadre défini par la doctrine. Néanmoins le manque de compréhension de certaines autorités a pu provoquer localement des situations délicates. Il était le plus fréquemment dû à la méconnaissance volontaire du caractère de nos formations, et des limites qui pouvaient être assignées à leur action. A cet égard, cette situation appelait d’extrême urgence des directives, tant de la part des autorités centrales que du commandement du Groupement Opérationnel, afin d’harmoniser les points de vue sur les conditions, d’utilisation des compagnies, et sur leurs missions. Les risques étaient en effet grands, de voir nos unités s’écarter des principes d’utilisation habituels dans une conjoncture où les troubles à l’ordre public s’apparentaient davantage à l’insurrection armée qu’aux classiques mouvements sociaux. On pouvait craindre de plus dans une période de flottement comme celle qui régnait alors, que des autorités responsables de l'emploi ne soient tentées de réagir devant une situation inhabituelle en entraînant les unités dans des actions inconsidérées dans le seul but de faire face partout et à tout prix avec tous les moyens disponibles.

Des instructions sont transmises aux Commandants des sous-groupements dès le 5 novembre, précisant dans les grandes lignes les missions qui doivent incomber aux CRS : Grades statiques de points sensibles, patrouilles dans les centres urbains en renfort de la police locale, barrages routiers de contrôle pour la recherche des suspects. Ces directives avaient reçu l’approbation du directeur de la Sécurité Générale. Dans l’ensemble, les Compagnies de sous-groupements réussiront à faire respecter ces instructions permettant ainsi de maintenir l’emploi des compagnies dans la limite d’un excès raisonnable. Cependant il ne faut pas se dissimuler qu'il y a eu par-ci, par-là des débordements inévitables à cause de l'indépendance qu'affichait certains utilisateurs pour les instructions de l'autorité centrale. Leurs exigences quelque fois, déraisonnables ont mis souvent le commandement dans des situations impossibles, comme celle d'être obligé de transgresser les directives du Groupement Opérationnel d’ALGER pour leur donner satisfaction.

Devant cet état de choses le commandement a pris très vite conscience qu'il convenait d'imposer au plus vite une forme d'emploi qui mettrait un terme à l'anarchie qui menaçait. Il fallait pour y parvenir que celle ci fût assez astreignante pour rendre les Compagnies indisponibles pour cette multitude de missions secondaires que d'aucuns voulaient leur confier, et qu’elle présentât un intérêt opérationnel suffisant pour emporter l’adhésion des autorités.

On n'oubliera pas que les Compagnies et le commandement se sont trouvés dans les premiers jours dans une situation vraiment invraisemblable. Les sollicitations pour les missions affluaient de toutes parts, émanant souvent d’organismes ou de personnes sans aucune qualité pour les formuler. Les autorités elles même ne distinguaient pas toujours avec netteté, celles qu'il convenait de satisfaire ou de refuser. Dans ces conditions les missions ne manquaient pas, mais on pouvait se demander quel intérêt présentait certains services dans la mesure où le but poursuivi n'avait aucun rapport direct avec le maintien de l’ordre public.

Le moins qu'il fallait en déduire est que l'intention de manœuvre faisait défaut à l’échelon des responsabilités. Cette carence laissait heureusement la latitude au commandement des C.R.S. de présenter ses propres conceptions sur l'orientation à donner à l'emploi des Compagnies dans le cadre des mesures les plus appropriées pour assurer la sécurité.

Une proposition a, de la sorte, pu être soumise à l'agrément du Directeur de la Sécurité Générale, visant à confier aux C.R.S. des missions de patrouilles sur les grands itinéraires routiers dans le but d'assurer le libre trafic routier, de faire des démonstrations préventives par une présence rayonnante, d’apporter aux populations non turbulentes le réconfort d’une protection. Le commandement espérait du même coup ramener à lui le monopole de l’emploi, et soustraire les effectifs aux tâches mineures qu’on leur confiât abusivement.

Cette suggestion ayant séduit les autorités du Gouvernement Général, une directive est envoyée le 14 novembre aux commandants des sous groupement pour la mise en application de ces patrouilles. On doit à la vérité de dire que ces "patrouilles lointaines" devaient connaître un départ difficile.

Tout d'abord sur le principe leur mise en œuvre était localement contrariée par les utilisateurs, qui ne "voulaient" pas se laisser convaincre de leur utilité. On avait ainsi un nouvel exemple de leur désinvolture envers les autorités d'ALGER.

Ensuite, et cela il fallait en convenir, les dotations en véhicule des compagnies répondaient mal à ce genre de mission qui nécessitait de reconnaissance. Cette lacune avait d'ailleurs été admise au départ puisqu'une commande de voitures de cette nature devait être passée aussitôt.

Quoiqu’il en soit, les patrouilles lointaines ont commencé à rayonner sur les routes à compter de ce jour, sans que pour autant tous les problèmes posés par l'emp1oi s'en trouvent réglés.

Auparavant, compte tenu de l’urgence, le choix des lieux de stationnement des Compagnies avait été réglé en accord avec les autorités préfectorales. Il s’inspirait de la nécessité d’assurer un renfort de police aux centres urbains importants occupant une situation géographique prédominante au confluent des voies de communication terrestres, et d’éviter l’implantation des unités dans des zones où l’intensité du terrorisme était justiciable de l’intervention des forces militaires. Dans l’ensemble ces considérations ont permis une répartition judicieuse. Il y a cependant des cas particuliers, où les influences locales ont pesé rigoureusement sur les décisions des autorités pour obtenir le concours des CRS. Ils ont conduit aux quelques exceptions irrationnelles dans le choix des points de stationnement.