|
LES FOULES |
|
|
Extrait d'un article publié dans la journal "Le
Gaulois" du 23 mars 1881 et signé par Guy de Maupassant. |
|
( Source : RetroNews) |
|
" Les uns adorent la foule, d'autres l'exècrent ; mais bien peu
d'hommes, à part ces psychologues étranges, à moitié fous, philosophes
singulièrement subtils, bien qu'hallucinés, Edgard Poe, Hoffmann et
autres esprits du même ordre, ont étudié ou plutôt pressenti ce mystère
: une foule.
|
Regardez ces têtes pressées,
ce
flot d'hommes, ce tas de vivants. N'y voyez-vous
rien que des gens réunis ? Oh ! C’est autre chose, car il se produit là
un phénomène Singulier. Toutes ces personnes côte à côte, distinctes,
différentes de corps, d'esprit, d'intelligence, de passions,
d'éducation, de croyances, de préjugés, tout à coup, par le seul fait de
leur réunion, forment un être spécial, doué d'une âme propre, d'une
manière de penser nouvelle: commune, et qui ne semble nullement formée
de la moyenne des opinions de tous. |
C'est une foule, et cette foule est quelqu’un,
un vaste
individu collectif, aussi distinct d'une
autre foule qu'un homme est distinct d'un autre homme. |
Un dicton populaire affirme que « la foule ne raisonne pas — Or,
pourquoi la foule ne raisonne-t-elle pas, du moment que chaque
particulier dans la foule raisonne ? Pourquoi une foule fera-t-elle
spontanément ce qu'aucune des unités de cette foule n'aurait fait ?
Pourquoi une foule a-t-elle des impulsions irrésistibles, des volontés
féroces, des entraînements que rien n'arrête, et, emportée par un de ces
entrainements, accomplit-elle des actes
qu'aucun des individus qui la composent n'accomplirait ? |
Dans une foule, un inconnu jette un cri, et voilà qu'une sorte de
frénésie s’empare de tous ; et tous, d'un même élan auquel aucun
n'essaie de résister, emportés par une même pensée qui instantanément
leur devient commune, sans distinction de castes, d'opinions, de
croyances et de mœurs, se précipiteront sur un homme et le massacreront
sans raison, presque sans prétexte. |
Et, le soir, chacun, rentré chez soi, se demandera quelle
rage,
quelle folie l'ont saisi, l'ont jeté brusquement
hors de sa nature et de son caractère, comment il a pu céder à cette
impulsion stupide, comment il n'a pas raisonné, pas résisté ? |
C'est qu'il avait cessé d'être un homme pour faire partie d'une foule.
Sa volonté individuelle s'était noyée dans la volonté commune comme une
goutte d'eau se mêle à un fleuve. Sa personnalité avait disparu,
devenant une infime parcelle d'une vaste et étrange personnalité, celle
de la foule. Les paniques ne sont-elles pas aussi un autre saisissant
exemple de ce phénomène ? |
En somme, il n'est pas plus
étonnant de voir les individus réunis former un tout, que de voir des
molécules rapprochées former un corps. |
*****
|
Combien de fois n'avons-nous pas
constaté les étonnements des auteurs devant une salle de Première. Cette
salle, disent-ils, est composée de parisiens blasés, corrompus, de
viveurs cautoyant chaque jour tous les vices, de sceptiques riant de
tout, et de femmes qui font de l'aventure amoureuse un plaisir charmant
quand elles n'en font pas un métier. Tous ces gens-là ne s'indignent
jamais, à la lecture des romans les plus salés. Eh bien, si une phrase,
un mot, une situation dans la pièce parait peu conforme à la morale
enseignée — mais nullement pratiquée — par tout ce monde, qui ne cache
même pas son indifférence dans les conversations intimes, une tempête
furieuse éclate, avec des sifflets, des colères, des indignations
véhémentes et sincères. |
C'est que, par le seul fait de leur agglomération, toutes ces gens, tous
ces bissés parisiens ont formé à leur insu et spontanément une société,
et qu'en eux s'est développé tout à coup une sorte d'esprit social,
cette âme collective des peuples qui enlève à chacun son propre
jugement, ou plutôt le modifie au profit du jugement général,
qui fait que tous subitement,
par suite d'une sorte de dégagement cérébral commun, pensent, sentent et
jugent comme une seule personne, avec un seul esprit et une même manière
de voir. |
Car, la foule ne raisonne pas, dit-on, elle
ressent, et, dans ce cas sa sensation participe de toutes les idées
accumulées et courantes, de tous les sentiments préconçus, de tous les
préjugés anciens, de toutes les opinions établies qui pèsent
théoriquement sur les institutions sociales. |
Faites une salle de forçats libérés : le résultat sera le même qu'avec
une salle d'honnêtes gens. |
Mais, quand une personne lit un livre en sa chambre, elle réfléchit sans
cesse, s'arrête, reprend un chapitre, se fait une opinion lentement,
pose l'ouvrage pour méditer, et souvent dépouille d'anciennes
convictions que détruisent les raisonnements, se laisse séduire enfin
par les hardiesses des novateurs originaux, ou dompter par la vigueur
des écrivains audacieux et justes. |
|
C'est au théâtre qu'on peut le mieux étudier les foules. Quiconque
fréquente un peu les coulisses a entendu bien souvent les acteurs dire :
« La salle est bonne, aujourd'hui », ou bien : « Aujourd'hui, la salle
est détestable ». |
C'est là une constatation dont on n'a pas donné l'explication. Telle
scène, qui un soir, soulève spontanément les bravos des spectateurs.
« Les effets portent » dit-on.
Et le lendemain, au même passage, il n'y aura pas un applaudissement,
pas une personne empoignée sur deux mille assistants. Parfois même on
siffle le lendemain ce qu'on avait applaudi la veille. |
Nous nous contentons de constater, que « la salle est mauvaise ».
Fort bien, mais pourquoi est-elle tout entière mauvaise ? Le
public d'une semaine est identique tous les jours n'est-ce pas ?
Pourquoi ne se trouve-t-il plus cent, cinquante, ou dix personnes pour
rire là ou toute l’assemblée éclatait le jour précédent ?
|
Et si l'on doute de cela, qu’on aille trois jours de suite à la même
pièce et trois fois on aura des sensations différentes ; on jugera
l'œuvre de trois manières ; on applaudira deux fois ce passage, une fois
cet autre ; deux fois on
rira à cette situation qui, la veille, n'avait point ému. |
Alors constatez qu'une sorte d'harmonie s'est établie chaque soir entre
votre manière de sentir et celle du public. Essayez d'y résister en
raisonnant, vous subirez malgré vous l'entraînement, la mystérieuse
influence du Nombre ; vous êtes mêlé à tous, enveloppé par l'Opinion
confuse, éparse, vous entrez dans la combinaison inconnue qui forme
« l'Opinion publique ». Vous vous en dégagerez une heure plus tard ;
c'est vrai ; mais, au moment même, le courant établi vous emporte. |
Et chaque soir le phénomène recommence. Car chaque salle de spectacle
forme une foule, et chaque foule se forme une espèce d'âme
instinctive différente par ses joies, ses colères, ses
indignations et ses attendrissements, de l'âme qu'avait la foule de la
veille et de celle qu'aura la foule du lendemain. |
Et dans la rue, chaque fois que vous vous trouvez mêlé à une
émotion publique, vous la partagez un peu malgré vous, quelque
intelligent que vous soyez. Car toute molécule d'un corps marche avec
ce corps.
|
De là ces impressions soudaines, les grandes folies et les grands
entrainements populaires, ces ouragans d'opinion, ces irrésistibles
impulsions des masses, les crimes publics, les massacres inexpliqués, la
noyade des deux pauvres, diables jetés à la Seine,
en 1870, parce qu'un
farceur ou un forcené s'était. mis à crier : " A l'eau ! " |
|
Guy de Maupassant |
|
|