Extrait du livre « Carnets d'un préfet de Vichy: 1939-1944 »

De Paul-Emile Grimaud

 
…………Il va sans dire que les Allemands, informés par la Milice du résultat négatif de l'opération de police contre le maquis de Bielle, renoncèrent à celle qu'ils préparaient eux-mêmes non sans marquer une vive irritation.
               Ils crurent prendre leur revanche quelque temps après en montant de concert avec l'intendant régional de police à Toulouse une opération contre le maquis de Luc-de-Béam sur lequel la Milice de Pau leur avait fourni tous les renseignements nécessaires.
               Depuis plusieurs jours des ordres avaient été donnés directement de Toulouse au commandant Devaux du groupe mobile de réserve Navarre pour la mise sur pied de l'opération, lorsque Abadie vint me trouver pour se plaindre véhémentement de la lenteur injustifiable mise par le commandant Devaux à réunir les moyens et notamment les camions indispensables au transport des éléments d'intervention.
              Craignant que ces critiques ne soient formulées à quelque autorité supérieure capable de faire donner aussitôt satisfaction aux besoins logistiques des hommes à engager pour assurer la réussite de l'attaque qui était imminente, j'eus l'idée, qui me traversa l'esprit comme un éclair, de jouer un scénario, seul moyen susceptible à mon sens d'apporter une entrave à la mise en route de l'expédition.
              Devant Abadie, assez surpris de la soudaineté de ma détermination, je décrochai mon téléphone et quand j'eus le commandant Devaux au bout du fil, je lui reprochai avec quelque vivacité les retards apportés à satisfaire la demande de matériel qui lui avait été faite. Montant encore le ton, je le prévins que je le déchargeais du soin de cette affaire dont j'allais m'occuper personnellement.
               Mon irritation feinte parut faire impression sur Abadie qui me remercia et s'en alla satisfait.
               Je ne l'étais pas moins, étant assuré qu'à partir de cet instant, je devenais maître du temps qui s'écoulerait. Je m'empressai de le mettre à profit pour faire prévenir les maquisards résistants de Luc-de-Béarn par l'intermédiaire de l'ingénieur en chef des Ponts-et-Chaussées en qui j'avais toute confiance.
               Il serait fastidieux de relater ici les incidents plus ou moins sérieux, où je manquai de peu de laisser des plumes, qui se produisirent avant et au cours de l'intervention armée dirigée par l'intendant régional de police Homus. Toujours est-il qu'elle fit buisson creux et ne put opérer aucune arrestation.
               Il en fut de même par la suite pour nombre d'expéditions punitives contre des groupes et des résistants isolés qui, grâce aux mêmes manœuvres dilatoires, purent être prévenus à temps et échappèrent ainsi aux griffes des Allemands et des miliciens.
               Je relève seulement un fait qui ne laissa pas de me surprendre quand, plus tard, à mon retour de déportation, je fus invité à prendre connaissance de mon dossier chez M. Jeanjean, président de la Commission d'épuration du ministère de l'Intérieur. A grand-peine on y avait rassemblé quelques documents dans le but de prouver que précisément, en cette période dramatique - où j'avais pris bien des risques dans le seul intérêt de nos compatriotes -, je m'étais conduit en Français douteux plutôt favorable aux Allemands. Or, parmi les quelques rares témoignages tendancieux que je trouvai, figurait celui du commandant Devaux qui n'avait pas oublié mon algarade téléphonique et ne me pardonnait pas la blessure d'amour-propre qu'il en avait ressentie.
               Un autre fait provoqua mon dégoût :
               Au cours de son interrogatoire sur sa participation dans les affaires que je viens de narrer, Abadie, alors détenu à la maison d'arrêt de Pau, qui ne pouvait ignorer à ce moment la qualité de résistant du commandant Devaux, s'exprima à mon sujet comme si c'était moi qui avais été le promoteur de l'attaque contre le maquis de Luc-de-Béarn alors que c'est sur sa démarche pressante et quasi menaçante que, devant lui, je téléphonai au dit commandant Devaux. Il parle d'« observations véhémentes » que j'ai adressées à ce dernier. : « Une fois même, dit-il, je me suis excusé auprès du commandant Devaux de façon à ce qu'il ne croie pas que c'était à la suite d'intervention de ma part que le préfet s'était montré aussi dur à son égard. » Beau sire !
              Quand je pense que ce sont des oiseaux de cette espèce, des Français qui, à ce moment, avec une patience d'araignée, tissaient de leur bave la toile où j'allais être prisonnier ! Mais je ne songeais alors, tout exalté, qu'à la libération de la France qui se rapprochait, concrétisée par les petits drapeaux que sur la grande carte au mur d'un cabinet noir j'épinglais chaque fois plus près du Reich, au fur et à mesure de la retraite des armées allemandes en Russie, en Afrique du Nord, en Italie, partout...
               Combien d'heures ai-je passées, mon Dieu ! La nuit tombée, l'oreille collée à mon appareil de radio, m'efforçant de saisir au travers d'un brouillage intense les voix de la BBC de Londres, de l'Amérique et même de Suisse d'où on espérait recueillir des informations plus objectives que celles sous obédience nazie.
                La plupart des gens assez avisés pour avoir conservé leur poste de radio faisaient comme nous en se cachant autant qu'il leur était possible pour ne pas être pris, aux heures d'écoute, en flagrant délit par les Allemands, ce qui leur eût valu d'assez sérieux ennuis. En effet, les nouvelles qui nous gonflaient d'espoir mettaient nos occupants en état d'exaspération, voire d'agressivité qui se traduisait toujours pour la population par quelques obligations pénibles et brimades supplémentaires.
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