Extrait du livre de Robert Pinaud "Soldats sans victoires"
 
L'EXEMPLE DE LA GRAND-COMBE
 

".....Jules Moch est ministre de l'Intérieur. Il est flanqué d'un jeune sous-secrétaire d'Etat Raymond Marcellin. Ils vont concentrer sur les bassins miniers où se sont déclenchées d'importantes grèves l'ensemble des forces de l'ordre soutenu par trente-cinq mille soldats. La fédération C.G.T. du sous-sol vient d'y décider la suppression pour vingt-quatre heures des équipes de sécurité, mesure stupéfiante et sans précédent

La tension est grande dans les bassins...

Le 2 octobre, tard dans la soirée, la C.R.S. 161 de Montpellier fait mouvement vers la cité minière de La Grand-Combe, dans le département du Gard.

Elle a reçu la mission d'y dégager successivement la centrale électrique et le puits Ricard aux mains des mineurs grévistes, et d'occuper ensuite chacun de ces points avec deux sections de part et d'autre. Pour mener â bien la seconde phase de l'opération, elle est renforcée par deux compagnies du 7° Génie plus spécialement chargées de la garde et de l'entretien des sites repris.

Aux premières lueurs de l'aube, la centrale est investie sans difficulté par la C.R.S. qui la laisse aux bons soins d'une des compagnies du Génie avant de se porter vers le puits Ricard, à travers les chantiers de boiseries situés â l'arrière du carreau de la mine. La marche d'approche est longue et délicate au milieu des amoncellements de rondins...

Son chef, le commandant Viot, veut créer un effet de surprise en évitant la route pour s'infiltrer dans la place sans dommage.

Arrivé devant le puits, il découvre d'énormes barricades constituées par des wagonnets, des poutres, des câbles et des matériaux de toutes sortes. Les grévistes qui les ont érigées attendaient les forces de l'ordre par la route qu'ils surplombent d'une dizaine de mètres, se proposant de les accueillir avec des projectiles déjà accumulés...

Or, ils sont pris à revers. L'effet de surprise a joué. Après un léger flottement, deux cents des manifestants environ se portent au-devant de la compagnie. André Viot demande â voir le délégué. Le dialogue s'engage, mais tourne court.

Bientôt un orage de boulons, de tire-fonds, de morceaux d'acier s'abat sur la première section engagée.

Elle doit se replier. Mais le commandant a mis à profit la fixation des manifestants pour franchir une passerelle non gardée, contourner et enlever une première barricade moins résistante, et acculer les grévistes vers le fond de l'enceinte du puits. La charge des C.R.S. s'arrête à un mètre d'eux, toute violence étant inutile. La relative facilité qui a marqué le déroulement de l'opération incite l'autorité d'emploi à partager la C.R.S. en deux, la première moitié surveillant le puits Ricard, deux autres sections étant chargées d'aller, â quelques kilomètres de là, investir le puits Laval occupé par une poignée de grévistes. Le lieutenant Matheu est chargé de la seconde opération.

Cette stratégie peu orthodoxe aura des conséquences tout â fait néfastes.

En effet, le mouvement n'est pas passé inaperçu. On sait que Ricard n'est plus gardé aussi efficacement, les militaires du Génie ne paraissant pas compter beaucoup dans les préoccupations des grévistes depuis peu expulsés. Ces derniers ont battu le rappel des bonnes volontés â La Grand-Combe et dans ses environs...

Ils sont bientôt deux mille à forcer les accès que ne peuvent leur interdire les deux sections restées avec Viot.

L'envahissement est général et le rapport des forces est dérisoire : à soixante-dix contre deux mille, il n'y a plus rien à faire lorsqu'on en arrive au corps â corps dans un espace aussi large.

Les émeutiers surgissent de toutes parts, armés de barres à mine, de manches de pioches, de pics, de limes. Les témoins diront qu'ils étaient « fous de rage », frappant leurs victimes après les avoir désarmées.

Le commandant Viot tente un repli qui s'avère impossible.

Il se refuse à faire usage des armes.

Chaque policier est vite isolé parmi une nuée d'agresseurs : les casques et les armes sont arrachés. Chacun tente d'échapper au sort d'un grand nombre jetés du haut de la terrasse qui surplombe la rue d'une dizaine de mètres...

Crânes, côtes, bras, bassins, jambes fracturés sont la rançon de cette chute...

Le lieutenant Marius Fol et le sous-brigadier Duchamp sont collés contre un mur et mis en joue, avec leurs propres armes, par les plus excités...

Heureusement, il y a aussi dans cette foule déchaînée des hommes de sang-froid qui se précipitent pour arrêter l'acte irréparable...

Profitant de la confusion, Fol et Duchamp se réfugient auprès d'un peloton de gardes mobiles (La garde mobile n'est pas encore devenue la gendarmerie mobile), arrivé providentiellement. Le lieutenant, sur le point d'être repris, échappe, grâce aux gardes, à ses poursuivants et s'enfuit en direction de La Grand-Combe. Vaincu par la souffrance, il s'effondre au bord de la route...

Un autre officier, le lieutenant Emile Franc, a été projeté du haut de la terrasse. Il est blessé et gît au milieu de ses camarades, immobilisés pêle-mêle par des fractures diverses. Tous, malgré leur état, reçoivent encore les projectiles lancés depuis le haut du mur par les manifestants les plus acharnés. Dans ce magma humain, les plus valides tentent d'évacuer les plus atteints des leurs. Le lieutenant prend en charge un de ses gardiens. Portant cet homme sur son dos, il est rejoint par des énergumènes et est, â nouveau, roué de coups. Il s'évanouit...

Lorsqu'il reprend connaissance, il se rend compte qu'il est entouré par une trentaine d'hommes dont certains l'insultent en sabir.

On lui soustrait ses objets personnels, telles que montre et stylo. Une femme lui crache au visage, le traite de « sale boche », en lui donnant deux gifles. Un livreur, passant par là avec sa camionnette, prend en charge le gardien blessé pour le transporter à l'hôpital. Franc est seul et reçoit de nouveaux coups avant l'arrivée d'une ambulance.

Pendant ce temps, Fol, abandonné, inerte sur le bord de la route, est enfin secouru par un homme, lui aussi venu d'ailleurs, auquel il demande de le conduire â la gendarmerie.

L'autre demi-compagnie, celle qui a mené â bien l'opération de dégagement du puits Laval a bien été alertée. Mais compte tenu des atermoiements, d'une erreur d'aiguillage (elle a reçu l'ordre de se porter sur la centrale électrique) et des délais de route, elle est arrivée trop tard (Les moyens de transmissions de l'époque étaient aussi très insuffisants)... D'ailleurs, aux abords de La Grand-Combe, sur la route, des collègues désarmés, sans leur casque et le visage en sang accourent vers elle et l'adjurent de ne pas aller au puits Ricard :

— Ne montez pas! Sinon, ils vont tuer des otages ! Ils sont fous !

Un sérieux cas de conscience se pose au lieutenant Matheu, comme il s'était posé à son commandant quelques minutes plus tôt. Devait-il, pour que force reste â la loi, faire usage de ses armes ? L'autre demi-compagnie est en pleine déroute ; elle compte de très nombreux et graves blessés. Le commandant Viot est on ne sait où. Des otages sont aux mains des émeutiers, la menace de les fusiller n'étant pas à prendre â la légère.

La mort dans l'âme, il décide de se replier sur Alès en emmenant tous ceux qui avaient échappé au pire...

Quant aux autres, ceux qui gisent pêle-mêle sur la route, au pied de la tranchée du carreau, membres brisés, couverts de sang, ils vont être transportés avec célérité et beaucoup de dévouement par les infirmiers de la Croix-Rouge militaire. Parmi eux, se trouve leur commandant.

Et le 7° Génie dans tout cela ?

Négligé par les manifestants, il assista en spectateur à l'échauffourée. Néanmoins, il contribua â la récupération des véhicules et du matériel de la C.R.S. Ce qui constituait une action tout de même positive......"