Au fil du piolet
 

« Et puis, te souviens-tu? Ce vertige soudain d'être projeté en plein ciel!

par Constant GINOLLIN  (La Flamme d'octobre 1947)

Certain soir de mai, trois pauvres gars éreintés, chargés d'énormes sacs, grimpaient, sous les rafales de vent et de neige, les derniers névés du cirque des Grandes Oulettes Vouant au diable l'altitude, ses divinités furieuses et la démoniaque perfidie du petit camarade qui leur avait assuré que le Vignemale était une « montagne â vaches  Cependant, tous trois étaient militaires. L'un d'en­tre eux, séminariste par surcroît tonnait comme Moïse à la descente du Sinaï, et sa rancœur  s'exhalait en rauques rugissements et en jurons sonores que le vent s'empressait d'étouffer, dans sa ronde éperdue.

Quelques heures plus tard, rassérénés par un succulent repas froid de « singe » et de pommes cuites à l'eau la veille du départ, nos trois braves s'endormaient dans la crèche du refuge de Bayssellance comme trois petits Jésus mal rasés. Et le choucas de permanence au sommet de Pique Longue (altitude 3.300 mètres) vit déboucher, le lendemain matin, vers les dix heures, trois gars hirsutes, rouges et rayonnant de joie, piolets brinqueballant, cordes mouillées, jetant aux nuages des chansons et des rires.

Ami lecteur, ce souvenir de montagne est un peu l'histoire de toutes les courses en altitude: marches d'approche harassantes, campements inconfortables, nuits inachevées, escalades vertigineuses sur les rochers dorés de soleil, lassant travail de taille, de marche dans la glace et puis la grande joie pure de l'effort, la grande joie de l'homme qui sent battre la vie au rythme de son sang, 1a grande joie de la volonté qui élève, qui grandit.. La montagne est source de jeunesse : elle offre à qui l'aime des heures magnifiques, pleines d'intense activité, des moments de passionnante lutte et puis aussi d'ineffables enchantements. Celui qui descend de là-haut conservera le clair souvenir des splendeurs entrevues. Un jour, il repartira vers les sommets familiers, sac au dos, piolet sous le bras et plein de l'enthousiasme de ses vingt ans retrouvés.

 

Et maintenant, je vous convie à quelque balade dans l'altitude. ll convient d'abord de s'équiper pour aller saluer les nuages. .Que votre sac soit léger, puisque  vous voulez vous élever, et dans ce noble but, réduisez votre nécessaire à une dizaine de kilos au grand maximum. Vous portez fièrement, le piolet comme le Croisé son glaive, assujetti au poignet droit par une solide dragonne : cet outil vous est nécessaire sur la neige ou la glace, utile sur le sentier et  dans les cailloux et puits, raison suprême, ne graverez-vous pas les encoches correspondantes aux « 3.000 » que vous aurez « faits » et que vous montrerez complaisamment aux «rampants » de la vallée... et surtout aux jolies rampantes ? Une corde d'une trentaine de mètres, épaisse comme le petit doigt, vous aidera en maintes occasions : elle est, nécessaire sur le glacier si vous désirez vivre vieux. Maintenant, choisissez des vêtements solides une ample chemise, en lainage s'il est possible, un pantalon épais dont vous emprisonnez le bas dans de petites guêtres de toile, une vieille veste que vous apprécierez lors des descentes en rappel, un pull-over mis deux dans le sac, où vous avez également une chemise de rechange. Sur votre chef, un vieux chapeau ou un large béret; aux pieds, des chaussettes de laine et de bonnes chaussures montantes portant chacune, au rebord de la semelle, une dizaine de paires de clous forgés dits « ailes de mouche ». N'oubliez pas les lunettes à verres fumés, pour la neige ou le glacier et vous serez prêt pour la belle aventure. Regardez-vous dans un miroir et comprenez pourquoi l'isard ou le chamois s'enfuit en apercevant l'alpiniste. Evitez le port du short, si vous tenez à l'intégrité de vos genoux; par contre, je recommande la bonne vieille pèlerine du berger : très utile sous la pluie, quoique  un peu lourde, elle sert aussi de couverture la nuit, au refuge, mais ne vaut naturellement pas, pour ce dernier usage, le sac, de couchage en duvet.

Ami lecteur, comme vous n'avez-jamais pratiqué ce beau sport, de montagne, nous allons vous promener un peu dans une course classique et facile... lorsque le temps est beau. Nous trouverons avec l'altitude la belle sérénité dont on a perdu l'habitude en notre Monde névrosé. Le grand- vent fou des « 3.000 » chassera nos doutes, nos soucis, nos écœurements. Nous oublierons sur les cimes, dans l'effort, la triste mare où s'ébrouent tous ces petits messieurs bavards qui veulent tant  notre bonheur ! Rares sont de ces gens qui s'aventurent là-haut, l'air y est, trop fort, trop pur surtout, et l'effort désintéressé.

...Donc, nous sommes partis de Cauterets dans la matinée. La route nous mène au Pont d'Espagne, où elle prend fin. Nous grimpons alors le vert sentier rocailleux, arrivons au lac de Gaube  où nous, cassons une croûte. Nous repartons, sac au dos ; la sente est facile, la Vallée largement ouverte, un torrent, des fleurs... Les voyages heureux .n'ont pas d'histoire. Il fait frais, il fait bon,  haltes fréquentes et courtes, le pas est long, lent, le pied adhère largement au sol. Quelques heures d'agréable de sentier et la caravane arrive au Cirque des Grandes Oulettes. La neige a subsisté par là, nous sommes à 2000 mètres. Il faut maintenant grimper les névés lentement en crevant la neige durcie. Deux heures de pénible montée et nous atteignons la Hourquette d'Ossoue. Le souffle est un peu court, mais voilà le refuge, où l'on passera la nuit. Elle sera splendide à 2650 m, splendide et glacée : les étoiles même frissonnent, la neige bleue luit étrangement.

Au tout petit matin, nous nous sommes péniblement réveillés, avons bu le café chaud, grignoté quelques biscuits et repris la progression. Aujourd'hui, il n'est pas nécessaire de quitter trop tôt le refuge, puisque l'ascension demande à peine trois heures. Par contre, si vous devez fournir une longue course au-dessus de 2.500 m dans la matinée, il vous faudra partir à la nuit noire, dans la deuxième ou troisième heure, et marcher à la lanterne, longuement... Ce faisant, vous éviterez les heures chaudes qui font du névé un chemin de croix où l'alpiniste enfonce jusqu'aux genoux, qui rendent les ponts de neige précaires et déclenchent  dans les couloirs de gentilles chutes de cailloux, En un mot, il faut monter avant que le soleil ait dégelé la neige et la pierre.

Après trois quarts d'heure de grimpée à flanc de montagne, et sur la moraine, nous arrivons au pied du glacier d'Ossoue. La corde est sortie du sac. Allez, venez que l'on lie votre destin au nôtre une  boucle de chanvre autour de la poitrine, une autre sur l'épaule, un élégant nœud Swann qui, ne vous étouffera pas et vous voilà proprement ficelé. Nous faisons de même et bientôt un lien tangible vient doubler nos directions communes, Dans la cordée, il est recommandé d'alterner les débutants et les alpinistes confirmés placez un as en tête, ainsi qu'en arrière, jamais trop de monde entre les deux et surtout pas d'animaux..., Ici, devant le risque, la solidarité n'est plus un terme tiré du livre de cuisine électorale, mais la splendide entraide d'êtres qui luttent côte à côte. Si l'un d'eux glisse, le chef le sauve ou tombe avec lui.

Attaquons le glacier dont la pente est d'abord très redressée quelques séracs à peine équilibrés nous contemplent méchamment, Je pars en tête, taille au piolet quelques marches dans la glace ou la neige durcie qui la recouvre par endroits. Je grimpe à bout de corde puis, me campant aussi fermement que me le permettent ma position et le socle glissant, je reprends de la " ficelle " au fur et à mesure de votre montée, prêt à parer une glissade  de votre part. Rappelez-vous que le camarade de l'étage supérieur n'est pas chargé de vous  hisser à la force des poignets comme une pièce de viande, mais de vous  « assurer » dans votre ascension. La corde n'est d'ailleurs qu'une sécurité morale sur les pentes de glace particulièrement redressées; il faut alors chausser les crampons, sorte de semelles articulées portant des pointes en fer de trois à quatre centimètres et que l'on fixe aux chaussures par de solides courroies de chanvre. Muni de ces griffes, on grimpe aisément, sur la neige dure, la glace bulleuse, la glace verte, la glace noire, etc., etc. Par contre, évitez de vous déplacer en cet accoutrement. sur les rochers ou le plancher du refuge !

Notre cordée progresse et atteint, les plateaux du glacier, que recouvre une forte couche de neige dure. La pente est faiblie. Par contre, voici quelques crevasses vertes bâillant  au soleil, ironiques  et  glauques. La neige peut en masquer d'autres et il convient de se garder : nous marchons prudemment, corde presque tendue. Le " leader " sonde du piolet les points douteux; chacun est prêt à stopper net la chute éventuelle du camarade dans une crevasse invisible en raidissant la « ficelle ». Les passages délicats, les ponts de neige, les affaissements de surface laissant deviner la crevasse sont franchis homme par homme en assurant le camarade qui passe. De cette façon, ami débutant, vous aurez de fortes chan­ces d'atteindre le sommet visé et éviterez la chute toujours possible dans une crevasse d'où l'on ne sort jamais très frais malgré la température. Tout au plus, risquez-vous de disparaître momentanément et de vous retrouver, gigotant à bout  de corde, à un ou deux mètres de la surface du glacier, et n'aspirant qu'à fuir sa fraîche intimité. La scène est irrésistiblement drôle... quand la corde est, solide. Vous pouvez aussi vous amuser à fran­chir les crevasses d'un bond, que l'on voudrait léger, assuré par les camarades de cordée qui rendent de la ficelle : vous prenez quelques pas d'élan, la mine résolue du lam­piste... et stoppez net sur le bord de Panne, large d'un mètre à peine.

Et le glacier sera bientôt remonté. Notre caravane est maintenant à la base des rochers. Nous replions la corde, puisque l'esca­lade dernière est facile, passons la « rimaye » et grimpons les schistes rouges qui mènent à la arête terminale. Le roc est bon, les prises fréquentes et larges, un quart d'heure suffira. Comme tout est grand, là-haut! Le soleil, l'effort, l'air glacé, tout enchante. Sur le sommet, en plein ciel, respirent librement des êtres libres, visages durcis et rayonnants.

 

Le vent, qui modèle les nuages blancs et noue les nuées de la vallée, a chassé même le souvenir de la ville poussiéreuse, où somnolent les ministères. La vaine et puérile criaillerie politique s'est arrêtée très bas, elle qui a tant de peine à s'élever. Ici, c'est la voix de la Nature qui vibre dans le vent, qui roule dans l'écho lointain d'une avalanche, qui tonne quand s'effondre un sérac.

Noue sommes restés quelque temps sur le sommet du Vigne­male, Bain de beauté, de pureté. Et la descente nous a pris, « cette chute qui dure sans ouvrir d'autre monde ». Nous retrouvons le gla­cier, nous ré-encordons et faisons à l'envers le chemin parcouru. Le fait de descendre est toujours délicat, surtout sur la glace : la fatigue, l'inattention qui en résulte, la hâte d'être rendu font commettre des imprudences, alors que la neige dégelée superficiellement est moins solide sous les pas du montagnard. Gare aux ponts de neige! Nous évitons la pente de glace trop accentué, coupons dans les rochers du flanc de la montagne, quittons la corde et rejoignons la moraine par un névé rapide que l'on descend « en ramasse », pieds joints glissant à plat sur la neige, le corps droit et prenant appui sur le piolet qui freine le mouvement.

Nous avons retrouvé le sentier, puis le refuge où nous déjeunons. Eh bien ! Camarade, êtes-vous fier de votre balade ? Faites donc une encoche sur le manche de votre piolet et  nous arroserons joyeusement votre premier « 3.000 » à la prochaine auberge. Puis, notre caravane est descendue, lentement, comme à regret. Le soir tombait dans la vallée. Nous marchions en silence...

Commue vous vous êtes un peu familiarisé avec la montagne durant les quelques semaines passées sur la frontière pyrénéenne, nous pourrions essayer une autre forme de l'alpinisme : l'escalade dans le rocher. Ce sport splendide demande du nerf et de l'audace, des muscles et un cerveau solides; c'est un divertissement brillant, varié, qui peut s'effectuer à toute altitude si la topographie et la structure de la montagne s'y prêtent. Poussé à l'extrême, il confine à l'acrobatie, lorsque le « varappeur » cherche non plus la cime la plus élevée, mais le chemin le plus difficile. L'homme retrouve alors l'instinct de ses ancêtres lointains et quadrumanes, dont il n'avait, jamais totalement perdu les grimaces. Nous serons  plus modestes et chercherons simplement à passer partout  dans le rocher, en montée aussi bien qu'en descente et quelle que soit la pente.

L'équipement est semblable à celui que requiert la haute montagne. D'ailleurs, il n'est pas diverses sortes d'alpinismes, mais différentes techniques qu'il faut mettre en œuvre, et bien souvent lors d'une même course. Il arrive qu'on quitte le glacier pour entreprendre une épique escalade dans une cheminée verticale, que l'on débouche sur une crête de neige dure, et qu'il faille descendre en rappel le long de parois rocheuses givrées de neige ou scellées de glace. Aussi, le montagnard digne de ce titre est-il autant à l'aise sur les lèvres de la crevasse qu'à bout de ficelle, où il joue les araignées facétieuses. Notre alpiniste aura donc les mêmes vêtements, allégera son sac encore, et se munira de chaussures légères d'escalade à semelles de carde, de crêpe ou de caoutchouc et serrant bien le pied : espadrilles montantes, chaussons de basket-ball par exemple. Dans le Tyrol, on les qualifie de « souliers de chats ». Personnellement, je n'ai jamais vu de ces intéressants animaux en haute montagne, mais je connus un aimable fantaisiste qui emmenait son chien-loup dans les plus invraisemblables escalades, tirant l'animal auquel il s'était encordé, et la brave bête reprenait souffle devant un des splendides panoramas pyrénéens qui n'avaient pas l'air de la troubler outre mesure. J'en conclus, à l'époque, que la montagne n'était pas faite pour les chiens... ni pour les ânes d'ailleurs. Mais revenons à nos chaussons, que vous éviterez d'utiliser sur la roche mouillée. Sinon, gare aux chutes libres et, imprévues. Avec la « ficelle », vous emporterez quelques anneaux de chanvre, larges d'un mètre, que vous aurez taillés dans les parties solides d'une vieille corde et noués solidement. Dans votre sac, prenez aussi quelques journaux. On se sert également de pitons et de mousquetons dans les passages difficiles. Accrochons deux ou trois de ces outils à notre ceinture, chargeons notre léger sac tyrolien, saisissons le piolet. La caravane est prête.

Nous avons décidé d'aller user nos clous sur le Petit Pic du Midi d'Ossau et puis de rejoindre le sommet. du Grand Pic. Le « Guide Ledormeur », qui ne quitte pas la poche de mon sac, avec la boussole et les lunettes de montagne, indique bien que ,« cette course ne doit être tentée que par des alpi­nistes à toute épreuve et avec le beau temps ». Bah, la confiance ni le vin ne manquent, le ciel est bleu, en route!

La marche d'approche est ici sans intérêt. Partis à quatre heures du matin de Gabas, nous arrivons à neuf heures sur une crête qui grimpe vers le Petit Pic. Les premières escalades sont faciles et point n'est besoin de s'encorder. Il est prudent cependant ,d'éprouver chaque prise de main, chaque appui de pied cl, quand la pente est redressée, de ne déplacer qu'un membre à la fois. Surtout, prenez garde aux racines, tiges ou mousses auxquelles vous seriez tenté de vous agripper : pour le « rochas­sier », la gent herbeuse est aussi perfide en montagne que la gent féminine peut l'être dans la plaine. Nous grimpons quelques cheminées, sortes de couloirs étroits plus ou moins redressés dont la facilité d'escalade varie avec la pente et l'état du rocher. Méfiez-vous des pierres descellées qui partent sous la main ou le pied : prises d'un subit besoin d'indépendance, elles descendent en courbes harmonieuses le flanc de la montagne, bosselant au passage tout alpiniste malencontreusement placé sur la trajectoire.

Nous atteignons une étroite cheminée presque verticale. Encor­dons-nous. Je pars-en tête et nous progressons comme nous le faisions sur le glacier, l'un après l'autre, en nous assurant mutuellement. Pour rendre effective la sécurité ainsi créée, il est bon que celui qui assure fasse passer la corde autour d'un bec rocheux qui, en cas de chute, servira de résistance intermédiaire entre l’assureur et l'assuré. La « ficelle » est tenue souple, mais tendue. Dans les passages très délicats, on se sert, de points d'appui artificiels. Voyez, par exemple, ce leader qui va traverser horizontalement une dalle très redressée et hasardeuse. Si le second ne peut assurer la cordé sur un solide bec de rocher, il risque d'être entrainé par, une chute possible de l'homme de tête. Ce dernier enfonce alors à coups de marteau dans une fissure de roc un piton d'acier, sorte de fiche longue de dix à quinze centimètres portant un œil à sa partie arrière. Il passe dans ce trou un mousqueton ovale dont un des grands côtés peut s'ouvrir à cette fin, et y place sa propre corde. Le second tend légèrement la « ficelle » et le lea­der est assurée. En cas de « dévissage » de sa part, le choc de la chute portera  sur le piton solidement ancré, et le suivant pourra raidir la corde sans craindre d'être arraché de son perchoir, ce qui se produirait si l'assureur subissait directement, cette traction brutale et inopinée. Lorsque la traversée est longue, on peut, utiliser plusieurs pitons que le dernier récupérera après son passage. Cette manœuvre s'effectue égaiement en montée, quand les prises sont rares et les positions instables. En tout cas, il est bon de savoir manœuvrer le marteau spécial, ne serait-ce que pour éviter de s'écraser les doigts. Cette technique s'emploie aussi sur les pentes de glace que l'on veut traverser ou escalader; mais alors les pitons utilisés sont différents : ce sont. des fiches plus longues à pointe déchiquetée, ou bien des tubes d'acier percés de trous que l'on enfonce au marteau dans la glace : la pression la fait fondre autour du piton et l'eau de fusion, se congelant très vite à l'intérieur du tube où elle pénètre, le scelle dans la paroi. Sur un névé très redressé, on pourra créer un point d'appui à la corde en l'enroulant une fois autour du manche du piolet enfoncé jusqu'au fer dans la neige.

Abandonnons ici cette digression sur l'emploi des pitons et continuons notre course. Encore quelques dalles à franchir et nous débouchons, vers dix heures trente, sur l'étroit sommet, du Petit Pic du Midi d'Ossau (2.784 m.). Courte halte sur la cime vertigineuse et puis nous repartons. Il s'agit de redescendre presque verticalement jusqu'au col qui sépare le Petit Pic du Grand et de gravir ce dernier. La course devient alors difficile. Il fait bon cependant, le vent  sèche la sueur sur nos fronts, quelques choucas nous rasent au passage de leur aile noire, et plongent dans l'abîme en nous montrant le chemin.

Comme sur le glacier, la descente est toujours plus délicate et plus dangereuse que la montée. L'alpiniste ne peut voir exactement les prises et les appuis. Et il est bien des pics que l'on escalade librement dont on ne saurait descendre sans l'aide de la corde. Les pentes du Petit. Pic sont assez verticales. Aussi  nous allons « poser un rappel ». Cette opération simple consiste à passer la corde par son milieu autour d'un bloc de rocher et à en laisser pendre les deux brins au long de la paroi. L'alpiniste place alors cette corde double entre ses jambes, la rattrape sous la cuisse droite, la remonte vers l'épaule gauche par devant la poitrine, la passe autour de son cou et la laisse librement retomber. Il se place face à la roche, se glisse dans le vide et commence à descendre en freinant de ses mains le mouvement; il appuie ses deux pieds à la paroi en rejetant le corps en arrière, jambes à l'équerre, ou bien, posant alternativement le pied droit, et le pied gauche sur des appuis de la muraille, il guide sa descente à petits pas et file la corde jusqu'en bas ou jusqu'au point à atteindre. Arrivé là, il tire sur un des brins de la corde qui retombe et la manœuvre est reprise en posant autant de rappels que la distance verticale à franchir le nécessite.

On peut aussi faire passer la corde dans l'œil d'un piton planté dans le rocher, ou bien en un de ces anneaux de chanvre que nous avons emmenés et dont on coiffe un bloc. Quand l'arrête du roc est trop vive, il est prudent d'en isoler la corde par quelques vieux journaux qui évitent l'usure prématurée de ses torons. Grâce à ces petites précautions,  on arrive en bas à une allure normale et dans l'intégrité de sa personne. A ce sujet, n'oubliez pas de relever le col de votre veste ou de vous nouer un vieux foulard autour du cou. Comme le soleil, la corde laisse des traces plus durables et surtout plus cuisantes que le rouge à lèvres.

Notre cordée s'est donc laissé glisser en rappel, homme par homme. Descendant le dernier comme chef de cordée, j'ai pu admirer votre hardiesse primesautière dans des à-pics. Vous étiez bien un peu pâle, mais... la fatigue! un peu essoufflé, mais... la corde! Enfin votre dernier rappel était, parfait et digne des libations qui le célébreront. Nous avons atterri sur une étroite crête. Il nous faut maintenant remonter vers le Grand Pic. L'endroit, est gentiment aéré et tient du perchoir autant que de la lame de couteau. La partie devient, serrée et l'équilibre instable. Nous nous ré-encordons et continuons gratuitement notre numéro.

Il est vain de d'écrire les mille riens dont peut dépendre la vie de trois hommes! Nous grimpons, c'est tout, et nos quatre membres suffisent à peine. Les pieds poussent sur l'appui, les mains tirent sur la prise. Quand les aides sont rares, il faut les créer. On coince alors en le gonflant le poing ou l'avant-bras dans une fissure, créant ainsi un « verrou ». On monte par « opposition », les deux pieds appuyés contre la muraille, les bras tirant sur le rocher, corps déjeté en arrière. Une étroite cheminée sera « ramonée », le dos appuyé à une paroi, les pieds pressant l'autre, doigts et paumes aidant à s'élever par poussées et oppositions successives. Et c'est du beau sport, je vous assure, que cette lutte contre le rocher tiède. Un soleil tout neuf nous caresse doucement, des jurons fusent... et parfois un éclat de rire.

Nous passons quelques corniches étroites. Voici un passage particulièrement vertigineux : nous placerons un ou deux pitons, histoire de vous y habituer. Surtout, évitez de regarder vers le bas, et, tâchez de distraire votre pensée du vide qui s'ouvre sous vos pieds. Si vous sentez le vertige, si vous êtes atteint, d'une faiblesse, prévenez tout de suite les camarades qui vous retiendront.. Les meilleurs alpinistes ont  parfois tremblé. Une dernière fissure et, la cheminée s'élargit. Voici la crête finale. Il est midi et temps de déjeuner.

...Nous- sommes redescendus deux heures après par un itinéraire plus facile et avons retrouvé la large vallée verte où tintaient des « cla­rines ». Un peu de notre cœur était resté là-haut, sur le rude sommet d'Ossau, que la nuit allait bientôt engloutir.

Nous allons faire nos adieux aux montagnes amies, éternellement attirantes, éternellement jeunes. Et comme l'a écrit avec tant d'émotion un délicat homme de lettres qui fut, en même temps un alpiniste de grande classe, « le salut que nous voudrions adresser alors à la montagne, à la montagne à laquelle noués avons donné une si grande part, et la meilleure de notre vie pendant tant d'années, nous reste serré à la gorge avec un sentiment de souffrance parce que nous ne sentons pas notre voix assez forte ni notre. talent assez sûr pour lui crier dignement tout notre amour. »

 

Constant GINOLLIN.

 

ET VOICI QUELQUES CLARTÉS POUR LES BÉOTIENS

Choucas. -- Un oiseau noir, cousin des corneilles, non sujet vertige et qui fait de la haute montagne durant la belle saison.

Clarine.-- La cloche sonore qu'on fixe au col des vaches 'en déplacement.

Corniche. -- Saillie étroite contre une paroi escarpée, à l'usage des
Chamois, des édelweiss et des dahus.

Dalle.-- La gorge de l'alpiniste. Accessoirement, plaque rocheuse
redressée n'offrant que des prises hypothétiques.

            Dévissage. -- La chute d'un ange.

Montagne à vache. -- Les pâturages d'altitude. Par extension et méchamment, montagne, accessible aux « courageusement faibles.».

Moraine. -- Une sorte de digue faite de débris rocheux que le glacier charrie latéralement et devant lui en vue de la Reconstruction.

Pont de neige.--Ouvrage d'art naturel et fragile qui enjambe une
crevasse. et l'éternité.

Rimaye. -- Crevasse de fusion s'ouvrant dans le glacier au contact des parois rocheuses de son lit, bassiné par le soleil.

Rochassier.--Individu â cœur de pierre qui excelle dans le ramonage des cheminées.

Sérac. -- Un imposant bloc de glace à stabilité précaire, né d'une cassure du glacier, et qu'on n'aborde qu'après un vote de confiance.

Varappeur.--Homme de sac et de corde vivant d'eau claire et d'acrobaties alpines.